Petites mains serrées autour de sa nouvelle poupée – à peine offerte et déjà cajolée – la demoiselle du jour a toute son attention focalisée sur le petit garçon devant elle, épée brandit en direction du ciel comme pour défier la Déesse elle-même. Tout sourire, elle acclame son exploit ; celui d’avoir vaincu l’affreuse bête imaginaire et d’avoir délivré la princesse, son rôle du jour.

Car princesse, c’est bien ce qu’elle a l’impression d’être aujourd’hui. Cette journée est pour elle ; cinq années déjà qu’elle est venue au monde, au sein des von Bergliez sans vraiment l’être pourtant. Trop jeune encore pour comprendre les tensions familiales et les enjeux qui avaient temporairement ligués Randolph contre Alphard, jusqu’à ce que l’ancien Comte ne laisse la place à son fils biologique dû à ses problèmes de santé. Trop jeune même pour comprendre ces regards qu’on lui porte parfois, lourds de jugement et de dédain, ou encore les murmures à son passage que ses petites oreilles ne devraient pas avoir à entendre.

Mais, naïve et aux priorités bien éloignées des problèmes du présent, elle ne se concerne pas là-dessus. Flèche écoute Caspar, beau-neveu à l’énergie implacable, lui donner son allégeance comme un preux chevalier le ferait auprès de son souverain. Il lui promet de l’emmener où elle le voudra – et ses yeux céruléens s’éclairent d’enchantements, la tête remplie de prairies verdoyantes s’étalant jusqu’au bout du monde, où des chevaux ailés à la robe scintillante comme la neige vivent en harmonie avec la nature, comme dans les livres d’enfant que sa mère lui lit le soir avant de fermer les yeux et rejoindre le monde des songes.

« Les pégases ! » elle s’exclame, bondissant sur ses petits pieds. « Je veux voiw les pégases ! »

Et quand ils trouveront les pégases, ils apprendront à voler sur leur dos ; et ensuite ils parcourront tout Adrestia à vol d’oiseau, les cheveux au vent, avant d’aller plus loin, là où, paraît-il, l’hiver ne s’arrête jamais.

Sans plus attendre, le jeune Caspar lui présente son dos, et Flèche se saisit immédiatement de ses épaules, sa poupée solidement blotti contre elle. Son neveu se tient à nouveau sur ses pieds et, sans plus attendre, s’élance en direction des écuries, là où la petite fille pourra admirer ces créatures ailées qu’elle adore tant. Elle ne tient pas compte des salissures sur les vêtements de Caspar, son esprit de bambin bien trop distrait par la sensation d’être un cavalier sur le dos d’un cheval – un très petit cheval, tout de même, mais pour elle cela lui parait déjà bien grand. Elle rigole, plus légère que jamais, oubliant les adultes qui se demanderont plus tard bien où les deux plus jeunes von Bergliez ont pu se volatiliser.

Ils approchent finalement des écuries. Flèche voit immédiatement les têtes curieuses des pégases sortir des box, fixant les deux jeunes intrus de leurs yeux brillants. La petite s’agite, demandant à Caspar de s’approcher d’un peu plus près pour pouvoir les toucher. L’une des bêtes émet un hennissement, comme une salutation, à leur approche.

« Salut Choucroute, » Caspar dit au pégase, « Flèche voulait te voir toi et ta famille - t'as l'air en forme. »

« Choucwoute ! » Flèche répète dans sa langue de bambin, tendant une de ses mains en avant, espérant pouvoir atteindre le museau de l’animal ailé.

Mais Choucroute – ainsi fut son nom – semble bien plus attiré par la chevelure rebelle du jeune Caspar. Malgré les protestations de ce dernier, le pégase tente de mordiller dans ses mèches bleues, ce qui la fait rire de plus belle. Déconcentré par la gourmandise questionnable de Choucroute, son beau-neveu relâche un peu la pression de ses bras. Flèche en profite pour descendre de son dos, sa poupée de cire toujours bien tenue contre sa silhouette menue. Il faut d’ailleurs qu’elle lui trouve un nom ; ce ne serait pas poli de toujours l’appeler « poupée ».
Comme Choucroute est occupé avec Caspar, elle décide d’aller voir un autre pégase. Ses petits pieds aventureux lui font traverser l’écurie, à la recherche de la perle rare. Une grande partie des habitants des box ne font pas attention à elle, s’occupant plutôt de remplir leurs estomacs avec le foin fraîchement amené quelques minutes plus tôt par les palefrenier avant l’arrivée des deux von Bergliez. A ceux qui sortent leurs têtes pour la regarder curieusement, elle fait de grands signes de salutation, leur dit poliment « Bonjouw », et continue son chemin pour rechercher LE pégase qui capturera son intérêt tout entier.

Et c’est alors qu’elle le voit.

Tous les pégases qu’elle a vus jusqu’alors possèdent des robes soyeuses dans des tons argentés, presque blancs, scintillant à la lumières des rayons du soleil. Mais celui-ci, dont elle n’arrive qu’à voir le dos à travers le box à cause de sa petite taille – et parce qu’il est concentré sur son tas de foin aussi – est d’un ébène magnifique, pratiquement noir comme la nuit, et le plumage de ses ailes semble délicieusement doux. C’est certainement parce qu’il est d’une couleur différente qu’il attire son intérêt plus que les autres, mais dans le jeune esprit de la petite demoiselle c’est aussi ce qui le rend spécial à ses yeux.

« Coucou ! » elle lance vivement au pégase noir qui, interrompu dans son repas, lève sa tête pour zieuter l’inconnue qui l’a appelé.

Satisfaite d’avoir son attention, elle s’approche, un bras enroulé autour de sa poupée et l’autre déjà tendue pour caresser la bête ailé. L’équidé s’immobilise, observant cette approche avec intensité.
Il y a pourtant une grosse pancarte sur le box, avec quelque chose en encre rouge inscrit dessus – mais Flèche ne sait pas lire et ignore donc les avertissements laissés-là par le maître d’écurie...

De dire que l’affection de Flèche pour les pégases provient plus de son imaginaire de petite fille que d’une connaissance affinée du caractère très particulier de ses bêtes ailées ne serait nullement une exagération. Elle ne sait rien de l’aversion de ces équidés volant pour les êtres sans aucun raffinement – comprenez par-là, des gens brusques et manquant cruellement de pudeur. Peut-être est-ce là la raison du pourquoi les hommes ont bien du mal à gagner leur confiance, tandis que la grande majorité des femmes semblent les charmer dès le premier jour. Pourtant, Flèche, à beau être de la gente féminine, elle n’a pas encore acquis cette grâce que les dames ayant passé un certain âge obtiennent naturellement, autant dans leurs traits physique que dans leurs langage et leur gestuel. Bien sûr, nous pourrions débattre sur la réelle nature de cette acquisition, si elle est aussi naturelle que l’on porte à croire dans une société patriarchale qui divise hommes et femmes dans des cases, ou si cela a été instruit universellement autant chez les nobles que chez les roturière...

Enfin ça, c’est un débat pour un autre jour. Tout ce qu’il faut savoir, c’est que les pégases recherchent certaines valeurs auprès des humains qui prennent soin d’eux. Des critères qu’ils semblent bien plus facilement trouver chez les femmes, mais qui sont encore hors de portés d’une petite fille de cinq ans, au caractère vif et quelque peu chahuteur.

Elle continue d’approcher avec un objectif précis, bien en tête : celui de caresser le museau de cet équidé couleur ébène. Ignorant tous les signes qu’il vaudrait mieux rebrousser chemin – ce n’est pas comme si elle les connaissait, de toute manière – comme le panneau, les oreilles de la bête pressés en arrière et un début d’agitation au niveau de la queue, elle maintient son avancée. Alors qu’elle se trouve à deux pas à peine du boxe, une voix aigüe s’écrie derrière elle :

« FLECHE– ! »

Le cri soudain de Caspar fini par faire craquer la bête ; se braquant sur ses pattes arrière, écartant ses ailes au plumages sombre tel un ange frappeur, il émet un puissant hennissement qui pétrifie Flèche. Sans avertissement, le pégase couleur nuit frappe la porte du box avec ses sabots avec une puissance telle qu’il aurait pu la faire sauter de ses gonds. Apeurée par la brutalité soudaine de l’animal ailé, la fillette titube en arrière, s’entremêle les jambes et tombe en arrière, emportant sa poupée de cire avec elle. Flèche, par chance, ne retombe que sur ses fesses. Mais sa pauvre amie au corps fragile, qu’elle fracasse contre le sol par réflexe pour se rattraper avec les bras, n’est pas aussi chanceuse. Son joli visage se retrouve strié de fissures, gâchant le travail de l’artisan qui l’a confectionné spécialement comme cadeau pour l’enfant, sur commande de ses parents.

La peur et le chagrin – celui du rejet de la créature et celui d’avoir casser son jouet – envahissent la pauvre Flèche, et un sanglot s’échappe de sa gorge. De plus, si après cette démonstration de force, le pégase noir, voyant son message bien délivré, s’est à nouveau reculé dans son boxe, la scène n’a pas laissé ses compères autour indifférents ; une cacophonie de hennissements et de battement de sabots nerveux s’élève dans toutes l’écurie. Additionné aux cris larmoyant de la fillette, ce serait un miracle si aucun adulte ne débarquait pour chercher la source d’une telle agitation.

@Caspar von Bergliez