Entre ses doigts fins, agiles et creusés par les armes, dansait lentement l’idole de l’adoré Saint Macuil. L’armée impériale progressait, puissante et inéluctable, sous leurs bottes accablantes ployaient les hommes et les femmes d’un Royaume sans tête, à bout de souffle. La résistance s’organisait çà et là, vaine, futile, et les enfants de la Déesse tombaient les uns après les autres. C’était un incroyable gâchis, sans doute rendu nécessaire par l’obstination d’un peuple devenu aveugle - qui serait en mesure de les guider ? Le jeune prince rongé par la haine n’était plus - la Déesse guide son âme - et l’Église s’était effondrée. C’est tout Faerghus qui était rendu orphelin, mais le giron de l’Empire lui était ouvert : il suffisait de céder.

“MEURS !”

Il avait beuglé dans son dos, petit rat tapi derrière l’armoire de sa chambre. Penchée sur son bureau, elle avait perçu l’éclat de la lame éclairée par la flamme d’une bougie ; il avait bondi dans son dos sans grâce et elle s’était décalée sur le côté, main sur la garde de son épée, tandis que le couteau avide s’enfonçait brutalement dans le bois de son office. Coincé, il se démenait pour retirer la prisonnière. Quel âge pouvait-il avoir sous sa crasse ? Elle ne lui donnait pas seize ans, même si les premières semaines du conflit avaient été ingrates avec les plus jeunes : ils s’en tiraient amaigris, craintifs, grands yeux absents sous des cheveux trop longs. Était-il le fils de l’aubergiste ? Au pied d’Arianrhod dont ils avaient annexé les alentours, cela faisait plusieurs semaines qu’ils profitaient de l’hospitalité contrainte arrachée aux gens du coin. Certains devaient y nourrir un franc agacement, mais les plus patriotes étaient neutralisés depuis longtemps - pourquoi prendre ce risque inconsidéré alors que les soldats grouillaient ? Elle n’était pas si importante - à cette époque, elle n’était pas encore une héroïne de guerre. Dans le camp des envahisseurs, des impis, elle avait arraché des vies d’hommes, de femmes et d’enfants sans se retourner. Elle n’avait pas écouté les suppliques de leurs ennemis, mains ensanglantées tendues vers elle, les pleurs des jeunes gens redoutant la mort, rampant pour lui échapper, les hurlements terrorisés des soldats brûlés vifs dans le fer de leur armure - tant de morts, leurs visages échappaient maintenant à sa mémoire, souvenirs flous de derniers instants à peine considérés, disparus dans l’indifférence ; la Très-Haute les avait-elle consolé ? Elle sentait parfois leurs regards vides dans son dos, et leur souffle froid contre sa peau lorsqu’elle fermait les yeux. Elle comprenait qu’elle n’avait plus le droit au repos, et qu’à son jugement, il faudrait les confronter - tous, ces adversaires anonymes fauchés de sa main ignoble.

“Assassin !” De ses yeux clairs et sans remous elle l’observait, attentive, ce petit accidenté de guerre. Avait-il perdu des proches ? Probablement, n’était-il pas des centaines, des milliers à partager ce triste sort ? Cela ne rendait pas le deuil moins douloureux et l’injustice plus supportable - la Déesse les écoutait tous, mais ses murmures et ses signes étaient difficiles à lire. Pauvre enfant lâché dans un monde froid, que pouvait-il voir en elle, cette grande envahisseuse au visage grave, emmaillotée de cuir sombre et de tissu rouge ; rien d’autre qu’un démon, et c’était sans doute vrai. Ses doigts glissèrent lentement, abandonnant l’arme qu’elle n’avait pas déployée. Peut-être était-il temps de laisser tomber ; il était sans doute trop tard pour l’absolution, mais la Déesse avait le cœur assez grand pour lui pardonner, n’est-ce pas ? Elle était fatiguée, terriblement fatiguée. Si c’était son heure, elle était prête à l’accueillir. Il y avait là une certaine poésie, que de mourir des mains d’un enfant.

Il était enfin parvenu à dégager son poignard, et il la mirait avec la férocité d’un loup. Sa poitrine se soulevait brusquement, ses os saillants contre sa peau décharnée - et il y avait des larmes dans ces yeux qui haïssent. C’était beau et cruel, tragique et stupide, elle aurait voulu le lui dire mais ils étaient si loin l’un de l’autre - dans deux univers qui ne se rencontreraient jamais. “Vous…!” Ses dents étaient serrées, ses gencives saignaient, il tremblait. C’était un moment qu’il avait attendu, espéré, et voilà que son âme ne pouvait le suivre jusqu’à l’accomplissement de sa revanche. Abandonné par ses forces qui le laissaient là, statue figée dans sa colère, la pointe de son arme vacilla.

Le geste fut vif et précis, n’engendra aucune souffrance. Il y eut de la surprise au fond de ses yeux noirs, une sidération, les lèvres s’entrouvrirent pour dire des mots qui s’évanouirent sur le plancher, et bientôt le rouge s’échappant à gros bouillons se mit à souiller le col de sa chemise sale. Il s’écroula dans un gargouillis indistinct, ses prunelles enfouies dans celles de la femme, l’ennemie, l’impériale - il avait sans doute honte de trouver du réconfort dans cette ultime étreinte qui ponctua les derniers instants de sa misérable vie. Elle posa délicatement la pulpe de ses doigts sur ses paupières et les ferma. “Ce n’était donc pas aujourd’hui.” Susurra sa voix mélancolique. Il y aurait d’autres fois - elle avancerait sur le chemin tracé pour elle, dans l’attente de sa propre libération.


L’aube se levait, et ils étaient des centaines à se dresser devant les puissants remparts d’Arianrhod. Fière et ardemment défendue, bon nombre de ses frères s’étaient brisés contre la pierre en tentant de la franchir - ils y parviendraient, toutefois, cela ne faisait aucun doute pour elle. L’Empire triompherait, pour le plus grand bien. Ses hommes s’agglutinaient derrière leurs armes, les entrailles serrées, eux qui n’avaient connu que des victoires avant de tomber contre cette maudite forteresse. Beaucoup de gamins devant ses yeux de femme avertie, la plupart aurait l’âge de son fils si la Déesse lui en avait accordé un - elle n’était pas fâchée d’en avoir été privée, quand elle voyait leurs visages terrifiés, leurs pantalons souillés par la peur, leurs mains tordues ; ils ne seraient plus jamais les mêmes. Sur son imposant cheval à la robe grise, dame de fer et de rouge, elle prit la tête de ses unités. Il lui faudrait donner l’assaut, et ils attendaient le signal dans la crainte de la mort.

“Mes frères ! Levez vos visages, je veux vous voir !” La bête tapant le sol de ses sabots, le fracas de sa voix brisa tous les murmures et les prières. “Je lis dans vos yeux la même peur qui pourrait saisir mon coeur, mais notre courage ne faillira pas. Ne combattez pas pour l’honneur, ne combattez pas pour vos principes, marchez et battez-vous parce que vous êtes des fiers hommes et femmes de l’Empire ! Battez-vous pour la lumière, pour cette terre que la Déesse et Sainte Seiros nous ont donnée ! Aujourd’hui nous verserons notre sang pour la Très-Haute, nous combattrons !” D’un geste ample et fluide, elle dégagea son épée de son fourreau et la brandit haut. “Je vous ordonne de tenir ! Pour dame Edelgard, POUR L’EMPIRE !”


“Capitaine Mehenliez ? Capitaine ?” Une main large et chaude se posa sur son épaule, et elle ouvrit les yeux sans crainte. Sa carcasse réchauffée par l’immense cheminée de sa chambrée d’Arianrhod - sitôt conquise, sitôt accaparée - elle s’était paisiblement assoupie. Les suites de la conquête étaient troubles dans son esprit - elle se souvenait de moult félicitations pour une opération rude couronnée de succès, elle se souvenait du visage du Général Bergliez, étonnamment grave dans la victoire. Elle se souvenait très bien d’avoir embrassé le front ensanglanté d’un soldat, lui promettant qu’il allait vivre, alors que ses jambes gisaient à plusieurs mètres de son corps.

“Nous avons reçu nos instructions. Comme prévu, nous ferons route vers Rowe.”

À Arianrhod succéda Rowe, puis ils écrasèrent Gaspard, en route pour engloutir le feu Royaume. Les conquêtes virent le Général de la Division d'Infanterie et la Capitaine Mehenliez gagner en efficacité - en capacité de destruction. Rien ne pouvait les arrêter, pas même les blessures ; elle récolta la sienne en lui rendant l’honneur qu’il lui avait fait en protégeant sa vie. Les tomes lui sied autant que les lames, elle voulait ranger les deux et se faire pardonner ses péchés au plus vite : il fallait avancer, avancer coûte que coûte. Elle avait perdu le goût d’écrire à sa famille, sachant fort bien que chacun jouait son rôle. Il n’y avait plus de place dans son cœur pour les soucis, les caprices de Lisbeth que lui contaient leur père lui faisaient l’effet d’un lointain piaillement - elle n’avait pas le temps. Quand il lui manquait du courage elle embrassait Macuil et implorait son aide, dans ses quartiers, dans le noir. Parfois elle repensait au gamin à la haine frémissante et au soldat tranché, tant et si bien qu’elle les voyait à ses côtés, dans les conseils de guerre où elle ordonnait à des gamins d’aller mourir pour des causes dont ils ne savaient rien. Qu’est-ce que le garçon de ferme en avait à faire, de l’injustice d’un monde gouverné par les emblèmes ? Préoccupation de nantis, de sang bleu, voilà ce que c’était ; et si la Déesse avait bien voulu leur donner un emblème, c’est qu’ils étaient supérieurs, non ? C’est pas ça qui remplirait les ventres, en tout cas. Elle entendait les grognements, la lassitude, que l’inattendu cessez-le-feu ne parvint pas à couvrir. Ils voulaient rentrer chez eux. Elle rassurait, calmait ceux qui voulaient se rebeller, apaisait ceux qui ne pouvaient plus contenir leurs larmes.

La Déesse avait un plan pour chacun d’eux. Il fallait tenir, il fallait être brave. Sois forte, Adèle.

Voix profonde, regard pénétrant, longue chevelure fluide et lisse venaient souligner sa dignité. L’autorité suintant de sa posture et de ses mots, elle n’en demeurait pas moins volontiers légère, bon public, s’amusant de peu une fois le champ de bataille abandonné. Elle chantait merveilleusement bien, surtout les paroles paillardes et graveleuses réchauffant les cœurs et les cerveaux abrutis par les combats. Si on lui avait appris à s’illustrer à la harpe, c’était le luth qu’elle emmenait avec elle pour divertir les soldats, ses camarades. Il ne fallait en général que quelques nuits pour qu’ils baissent leur garde et chantent avec elle, ragaillardis par le gibier crépitant au-dessus du feu et les tonneaux de vin gaiement percés. Les batailles étaient sanglantes, mais ils étaient victorieux. Leur capitaine ne laissait pas transparaître le moindre apitoiement, et emplissait leurs âmes de ce qui préservait le mieux la sienne : la foi. Nul entreprise n’était trop périlleuse si la Déesse marchait à leurs côtés.

Nourrissant un amour des plus purs pour l’Empire, elle adorait sa patrie, son histoire, ses légendes. Convaincue de la grandeur intrinsèque de cette nation choisie par la Déesse au travers de Sainte Seiros, elle faisait preuve d’une loyauté sans faille. Fidèle à ses principes et attachée à la hiérarchie à deux faisceaux, elle tenait à ce que son supérieur fasse figure d’exemple dans tous les domaines - stratégique, martial - qu’il devienne un phare, quitte à s’effacer dans son ombre. Elle veillait aussi scrupuleusement au bien-être de ses soldats et à leur compréhension des enjeux, soucieuse qu’ils brandissent leurs armes et meurent au nom d’une cause connue, et dans la rassurante perspective que la vie d’après serait plus douce et heureuse.

Guerrière acharnée, elle sut s’adapter à son handicap, demeurant néanmoins convaincue qu’elle regagnerait toutes ses capacités avec le temps. Détachée de l’image du soldat abrupt et bourru, son approche était facile et son sourire avenant. De conversation intéressante, elle excellait dans les mondanités et comprit très tôt l’intérêt d’avoir des amis dans le monde de la politique, comme dans celui des armes.

On ne lui connaissait que peu de vices, à l’exception d’une propension à se noyer dans le thé miellé et les ouvrages poussiéreux.