HISTOIRE
Un regard dérobé au miroir, elle glisse une mèche de ses longs cheveux blonds derrière son oreille avant de soupirer. Comme souvent, son estomac crie famine. L'enfant est chétive, elle traîne sa carcasse d'un bout à l'autre de la demeure dans laquelle elle a grandi. Elle ne fait pas exception ; la maigreur est le lot de tous les bambins qui peuplent la maison. Si les terres du Comté de Galatea sont réputées pour leur infertilité chronique, la faim touche différemment les différentes agglomérations du territoire. Et la faim ronge les estomacs des bambins de la chaumière, abri trônant dans un village comme tant d'autres, perdu au milieu d'une forêt sans nom.
La plupart des enfants sont issus du même couple austère : Grisha et Sully. La Déesse les avait béni - ou sans doute était-ce une malédiction - d'une dizaine de rejetons maigrelets qu'ils avaient mis au monde un par un. Seul la moitié d’entre eux avait survécu. En plus de cette fratrie nombreuse, le couple avait accepté de recueillir leur nièce en échange d'une contribution monétaire permettant de subvenir aux besoins de l'enfant. L’affaire semblait équitable et, par chance, nul ne prit avantage du contrat ainsi formé. La petite blonde grandit ainsi au sein d'une famille de peu de moyens mais unie du mieux qu'elle pouvait. Où étaient les parents de la bambine ? La Déesse seule le savait. Iphigénie et Gontran vadrouillaient sans relâche à travers Fodlan. Gabrielle se plaisait à imaginer qu'ils s'engageaient dans de folles aventures. La vérité était finalement bien moins excitante.
Tout était histoire de famille. Le grand-père de la petite avait reçu sur son berceau la bénédiction de la divine ancêtre qui l'avait doté de l'Embleme de Daphnel. Fort de son orgueil, il s'était forgé une réputation à la hauteur de son sang sacré. Cependant, il eut bien des difficultés à léguer son héritage. Le premier obstacle auquel il se confronta fut sa propre infertilité. Si la Déesse lui avait offert sa bénédiction divine, elle semblait réticente à ce qu'il puisse la transmettre. Si Gontran, l'aîné, naquit durant les premières années de mariage - malheureusement de sang ordinaire - ses deux cadets virent le jour bien des années plus tard. Dix années après l'arrivée de Gontran parut Grisha tout aussi dépourvu d'embleme. Sept ans plus tard naquit Camille, héritière tant attendue sur le berceau de laquelle s'était penchée la Déesse. Gontran, âgé de dix-sept ans, s'était vu retirer tous les privilèges de sa naissance au profit de la benjamine bénie. Sur un excès de colère, il avait claqué la porte de chez lui pour gagner les routes, dépourvu du moindre sou. Après quelques jours d'errance et de faim, son chemin croisa celui d'une petite haute comme trois pommes d'environ sept ans, perchée sur une charrette bien trop grande pour qu'elle puisse la guider convenablement.
« Tu t'appelles comment ?
- Iphigénie.
- Je suis Gontran. Tu veux qu'on fasse un bout de chemin ensemble ? »La petite hésita, méfiante envers l'adolescent perdu. Elle finit néanmoins par accepter son offre, lasse de la solitude dans laquelle elle était murée depuis que ses parents avaient succombé à une maladie létale quelques jours plus tôt.
« T'inquiète pas, 'phi, on se serrera les coudes. » Il ne trahit jamais sa parole et resta à ses côtés jusqu'à leur dernier souffle. Il rêvait de lui offrir une vie meilleure, quoiqu'il en coûte. Quitte à en devenir égoïste et vil. Quitte à devenir un monstre d’opportunisme. Elle serait la seule et unique personne qui compterait dans sa vie.
Il semblait que Gontran soit touché de la même malédiction que son père avant lui ; cela importait peu au couple, la vie sur les routes étant peu adaptée à l’éducation d’un enfant. Quand Gabrielle bénit le couple de son arrivée en ce monde, ils ne changèrent rien à leur mode de vie et se contentèrent de la déposer chez le frère de Gontran dans l’espoir de pouvoir lui offrir bientôt une vie meilleure.
Gabrielle a trois ans lorsque ses parents cessent de donner tout signe de vie. Un beau jour, ils disparaissent sans laisser de trace. Nul n’annonce un quelconque décès à la porte de Grisha. Sont-ils morts ? Ont-ils fuis en laissant la bambine derrière eux, réalisant que les rêves qu’ils entretenaient pour elles resteraient du domaine de l’imagination ? Personne n’a pu donner une réponse avec certitude sur le devenir du couple. Aucun évènement sensationnel n’a marqué leur départ, juste l’absence et le manque grandissants dans la poitrine de Grisha et Sully. Gabrielle ne s’en aperçoit qu’à peine, du haut de ses trois années. Elle n’avait que peu vu ses véritables parents et les connaissaient à travers les histoires épiques qui lui étaient contées. Heureusement, ils avaient constitués au cours des dernières années une fortune conséquente qu’ils tenaient de la Déesse seule sait où, qui permettrait à son frère de continuer d’entretenir l’enfant pendant encore quelques années.
C’est peu après son sixième anniversaire que les économies des parents de Gabrielle s’épuisent inévitablement. Aimant l’enfant qu’ils avaient élevée depuis sa naissance, son oncle et sa tante décident de la garder à leurs côtés aussi longtemps qu’ils le peuvent. Cependant, la réalité est plus difficile qu’ils ne l’avaient envisagée. Sans les économies léguées, la faim se sentir un peu plus chaque jour. Les corps maigrissent - si tant est que ce soit encore possible. La faiblesse appellent aux maladies, les enfants sont tous fragiles. La décision est difficile mais elle est la seule qui soit à même de garantir survie et force à tous ; Grisha et Sully doivent se séparer de leur nièce. C’est dans un déchirement qu’ils laissent l’enfant auprès d’une servante de la Déesse, une soeur qui entretient l’église du village voisin.
« Quel est ton nom, petite ?
- Gabrielle Berthild.
- Un bien joli prénom pour une petiote maigrelette comme toi. Ne t’inquiète pas, très chère. Tu seras logée et nourrie, ici. Jamais je n’abandonnerai un orphelin à son sort. » C’est ce jour-là que Gabrielle a ressenti pour la première fois la solitude.
C’est ce jour-là que Gabrielle est véritablement devenue orpheline.
Le temps passe vite quand on travaille - Gabrielle voit à peine les lunes passées tant elle est occupée à aider la soeur à entretenir le lieu de culte. Elle accueille les fidèles d’un sourire rayonnant - celui qu’elle lit sur le visage de la soeur, celui dont elle imagine sa mère revêtue - lorsqu’ils mettent les pieds dans la batisse pour offrir leurs âmes troublées aux bras réconfortants de la Divine Ancêtre. Les repas sont maigres et humbles mais l’enfant parvient tout de même à regagner du poids grâce aux bons soins de la soeur. Elle lève souvent vers elle un regard émerveillé, admiratif ; Gabrielle voit la femme comme une incarnation divine sur terre, un modèle à suivre. Elle veut être comme elle.
Après quelques lunes vécues au village voisin, l’heure vient de partir. Une missive déposée à la soeur annonce son transfert au monastère pour y remplacer l’une de ses collègues qui repose désormais aux côtés de la Déesse. Rechignant à laisser la bambine derrière elle, la soeur prend la décision de l’entraîner dans on sillage jusqu’à Garreg Mach. Après tout, un orphelin de plus ou de moins au sein des murs ne feraient pas la différence, d’autant plus s’il s’agissait d’une môme frêle que l’on regarde à peine, qui disparaitrait presque dès qu’on ne prête plus attention à elle. Durant tout le trajet, la soeur tient la main de l’enfant désemparée mais émerveillée par la beauté du monde. C’était donc cela, le quotidien d’Iphigénie et Gontran. Les voyages, les paysages et les plaines qui s’étendaient à perte de vue, les rencontres, les chevaux et le temps laissé à l’imagination pour inventer des histoires sans queue ni tête depuis la sécurité de la cariole. Les arbres qu’elle aime à décrire comme millénaires quand ils n’ont qu’une vingtaine d’années, les voyageurs croisés en chemin vers leur destinée grandiose, les fleurs magiques qui bordaient le chemin. Ce même schéma se répète chaque jour de trajet ; Gabrielle a le regard rivé sur le paysage.
Les années passent tranquillement, au monastère. La vie est douce, le climat bien plus clément que les hivers rudes de Galatea. Gabrielle évolue au milieu de nombreux orphelins et contribue à l’entretien du Monastère du mieux qu’elle peut. Elle reste très proche au cours de ces années de la soeur l’ayant amenée jusqu’aux terres les plus sacrées de Fodlan, l’assistant dans toutes ses tâches, la regardant comme un modèle de vertu qu’elle devrait suivre si elle voulait être acceptée en ces lieux. Ne plus être abandonnée derrière, plus jamais. Lorsque vient enfin l’âge de voler de ses propres ailes, vers ses quatorze ans, Gabrielle choisit de demeurer au Monastère et d’y travailler officiellement. Si elle voulait originellement dédier sa vie à la religion et devenir soeur comme son modèle, elle changea d’avis, se trouvant trop jeune et inexpérimentée. Elle voulait d’abord découvrir d’autres choses, faire d’autres expériences avec sa vie. Tout était planifiée, elle serait soeur lorsqu’elle aurait vingt ans. Habituée des lieux et soutenue par la soeur, elle n’a aucune difficulté à trouver un emploi simple de palefrenier et elle est assignée aux écuries abritant les pégases. Les autres travailleurs la forment rapidement au métier ; elle se révèle très douée au contact de ces créatures.
Deux années s’écoulent sans encombre où Gabrielle est heureuse. Le directeur des écuries est devenu son nouveau modèle. Un homme particulièrement simple et capable d’une grande douceur avec les animaux de toute sorte. Un homme un brin farouche, maladroit dans ses relations avec d’autres humains. Pourtant, à force de sourires et de patience qu’elle avait appris auprès de la soeur, Gabrielle a réussi à s’en faire un ami de confiance au fil des Lunes. On ne le voit jamais sans elle qui le suit tel une enfant effrayée, qui l’aide dans ses tâches auprès des pégases de l’Académie. Elle se tait, bien souvent, a perdu de sa verve et de son imagination pour adopter le sérieux et le laconisme de l’homme qu’elle idéalise sans doute trop.
Gabrielle a seize ans lorsque le pire se produit. La trahison de l’Empire qui retourne sa veste sans prévenir, l’attaque dévastatrice portée sur le monastère. Elle en garde des souvenirs très confus, le traumatisme emportant sa mémoire. Des flash dans son esprit, parfois. Des cauchemars incessants. Le sang, la mort, la fuite. Ses pieds blessés d’avoir trop couru, trop enjambé les décombres et les corps. Le coeur palpitant, les larmes aux joues, les yeux brûlés par la fumée. Elle a parfois encore le sentiment de suffoquer.
Et vient le temps de la reconstruction. Les survivants se réfugient au village qui grandit au pied de la montagne d’Ogma. Il semblerait que la vie doive continuer malgré tout. On se relève. Les blessures guérissent du mieux qu’elles peuvent ; on ignore les plaies béantes qui ne se refermeront jamais. Le directeur des écuries a péri pendant l’attaque. Gabrielle prend sa place en bonne élève qu’elle est. S’il n’est plus, elle deviendra lui du mieux qu’elle peut. Alors elle adopte l’air renfrogné qui le caractérisait si bien, l’avarice des mots et la solitude appréciée. Elle fait rentrer dans son corps demeuré frêle toute une vie qui ne lui appartient pas, toute une vie arrachée à ce monde qu’elle retient en elle coûte que coûte. Car elle est comme ça, Gabrielle. Elle veut devenir quelqu’un, mais elle ne veut pas devenir elle. Et pendant trois longues années, Gabrielle sera palefrenière en chef et s’occupera des écuries - ou du moins ce qu’il en reste depuis que Garreg Mach a perdu de sa superbe. Jusqu’à ce qu’elle étouffe dans son ressentiment et son inaction. Le rôle - la vie - qu’elle s’est attribuée exige qu’elle reste détachée du monde et ses erreurs, qu’elle se concentre sur les animaux qu’elle garde. Elle étouffe, elle suffoque dans ses sentiments qu’elle estime mal-placés. Jusqu’à n’en plus pouvoir. Jusqu’à ce que déborde de son corps une rage incontrôlable, une haine inextingible pour l’Empire traître, pour l’hérétique Adrestia.
C’est en voyant revenir les chevaliers saints de mission qu’elle s’élance impulsivement devant eux, sans réfléchir une seule seconde à ce qu’elle devait être, à qui elle devait être. Sans doute surpris, ils ont néanmoins écouté les paroles de la gamine couverte de foin, la fourche à la main. Les sourcils froncés, elle n’avait eu l’air plus déterminé.
« S’il vous plaît, faites de moi un soldat. Un chevalier. Je veux me battre pour l’Eglise, je veux combattre ses ennemis. Donnez-moi ma chance, je vous garantis que vous ne le regretterez pas. » Un air amusé et étonné s’échange dans leurs regards jusqu’à ce qu’un soldat de l’Eglise la prenne à part, dans son bureau. Les recrutements de nouvelles recrues étaient ouvertes. Il suffisait de signer pour s’engager dans l’armée et se voir offert un entraînement pour les recrues les plus inexpérimentées. Sans hésiter, elle marque le parchemin de son nom - une écriture maladroite, elle n’avait jamais vraiment maîtrisé cet art subtil. Les leçons durent quelques lunes pendant lesquelles Gabrielle se montre exemplaire. Elle prend modèle sur son instructeur, nouvelle figure d’autorité et d’excellence à ses yeux. Quand enfin elle est digne d’être présentée à un chevalier pour le servir et compléter sa formation, Gabrielle est fière de ses progrès. Malgré sa faible constitution, elle est parvenue à développer une musculature et des compétences martiales tout à fait honorables. Si elle ne peut compter sur la force, elle bénéficie de l’atout de la vitesse.
Une nouvelle vie commence. Gabrielle frappe à une porte avant d’y entrer. A l’intérieur, une femme resplendissante à l’aura de puissance. Sûre d’elle-même, indépendante. Gabrielle tombe immédiatement sous le charme et doit retenir l’admiration qui illumine son regard de se propager à ses gestes et la figer sur place. Elle se contente de s’incliner respectueusement devant elle.
« Bonjour, Dame Rosalina. Monsieur Rangeld vous a sans doute parlé de moi plus tôt mais je viens me présenter officiellement à vous. Je suis Gabrielle Berthild, votre écuyer. Je vous promets de ne pas vous décevoir. » Une promesse qu’elle tiendrait quitte à engager son corps et son âme. Car elle le savait, au fond d’elle. Rosalina serait son nouveau modèle.