Le monde est cruel.
Elle l’avait vu, dans les bêtes ramenées par les chasseurs, agonisantes, dépecées, le cou tordu. Dans le visage torturé des enfants traînés dans les champs du comté, le dos rond et la peau cloquée, de la terre et du sang mélangés sous les ongles. Dans les yeux de sa mère, au claquement de sa joue contre la paume épaisse du père. La souffrance était partout, les moindres recoins du monde dégobillaient d’atrocités, de déception et de désespoir. Jamais pourtant, cette crue évidence n’était apparue aussi clairement pour elle que ce jour-là où, le corps secoué de spasmes, il se vidait lentement de son sang. Jeune soldat au nom sans grande importance, anonyme d’Atrestia offrant sa chair et son âme pour la cause de l’Impératrice, tombé au front, le corps léché par les flammes d’un mage ennemi, abandonné là, carbonisé, une flèche dans le flanc droit adressant un final salut à la mort. Elle avait tenu sa main brûlante et suintante dans les siennes et assurait de sa voix tremblante et lamentable qu’il s’en sortirait. Il n’avait pas répondu, les chairs rompues, l’esprit très loin de cette fille mignonne et vaguement aimé, entre deux combats, entre deux vies transpercées, une fille pas de ce monde et qui n’avait pas réalisé sa cruauté et sa vanité profonde.

Bernadetta l’avait aimé, pensait-elle, cet homme-là. De l’amour naïf et tendre d’une petite fille, celui que l’on chante dans les contes et qui ne connaît ni les dissensions, ni les trahisons. Sentiments purs nourris discrètement, une main tenue parfois entre deux clairons, des sourires échangés, un baiser sur la joue. Une banalité, une douceur tandis que les combats s’enchaînaient, rudes, interminables, les frontières poussées par les lances des Adrestians. Petite Bernie suivait, poussin hagard lâché dans cette jungle sinistre, derrière, loin derrière les auras flamboyantes de ceux qu’elle pensait être ses amis. Solitaire Bernadetta enfouie dans sa chambre, craignait pourtant plus que tout de finir seule. Elle ne pouvait pas revenir en arrière, il n’y avait que ruines : l’école aimée et chérie - dévastée. Les terres Varley, tanière morbide gardée par un père à l’égo piétiné, l’animal blessé léchait ses plaies et n’attendait que sa proie de gamine pour passer sa colère - non, il n’y avait rien pour elle là-bas. Son cousin Wolfhart distrayait la bête pour l’heure, alors Bernie suivait en trébuchant, ses doigts frêles tendus en avant pour saisir la cape d’Edelgard, la main de Petra, l’épaule de Caspar - tous lui échappaient, loin devant, objectif en tête et bravoure dans le cœur - et elle pleurait, désespérément seule et incapable. Elle avait songé crier à l’aide, cherchant des yeux le visage impénétrable de Lewis - il saurait quoi faire, lui dire comment grandir, faire d’elle une alliée et non un poids - mais il n’était nul part, perdu, envolé disait-on pour servir le prince, lui dont le venin ne semblait jamais assez puissant pour honnir la monarchie.

À chaque fois qu’elle tombait, il y avait pourtant une main douce et gentille pour la relever. Peau tantôt chaude, tantôt couverte d’écailles, des yeux verts indulgents la couvraient d’une tendresse discrète - Lotho, c’est sans doute grâce à lui que Varley ne chavire pas. Elle sanglota longtemps sur son incompétence et son incapacité à faire encore vibrer la corde de son arc - qu’elle était douée, pourtant. C’était bien l’unique raison pour laquelle les capitaines qui l’avaient eu sous ses ordres toléraient encore sa présence dans leurs rangs ; la gamine chouinait, se cachait la nuit au moindre bruit suspect, mais chaque flèche visait juste. La cible désignée, elle bandait son arc et appliquait sans réfléchir, élève docile : la jambe quand il fallait interroger le gaillard, la gorge pour obtenir le silence ; le ventre pour prolonger la souffrance, quand l’Empire criait vengeance pour ses enfants tombés. Le sang avait-il finit par tâcher ses doigts de couturière ? Fines mains créatrices, douces, avaient tant tué. Elle ne voulait plus dormir seule, les yeux humides elle blottissait son nez contre Lotho - elle lui réclamait des histoires, se raccrochant péniblement à des bribes d’enfance. C’était trop, mais elle ne voulait pas leur tourner le dos. À ses amis. Elle pourrait s’enfuir, implorer le pardon de l’Impératrice et s’isoler, enfin, dans un phare désert où elle avait, il y a longtemps, expliqué vouloir vivre et vieillir… L’idée s’était logée dans son cœur mais elle n’avait pas osé, non par crainte des représailles, ni même par sens de la loyauté, mais parce qu’elle craignait cette fois, de réellement finir ses jours seule.

Bernie était donc restée.
Toutefois, aux derniers jours de l’an 1183, elle avait rangé son arc et demandé à contribuer autrement. Elle n’était dotée que de peu de talents, mais on lui reconnaissait une patience pour la botanique et les animaux. Au début sceptiques, mais jugeant qu’ils avaient mieux à faire que de traiter le cas de l’oursonne Varley, ses supérieurs la laissèrent vaquer sans grande conviction. Bernie, néanmoins, y vit une forme de salut. Se jetant corps et âme dans cette activité calme et à l’écart des combats, elle récolta inlassablement fleurs, herbes, champignons, feuillages et autres fruits de la nature pour les confier aux bons soins des soigneurs, cuisiniers et dévoués au confort des soldats fourbus. Si elle passait ses journées accroupie dans les fourrées, ses nuits étaient consacrées à l’étude - elle avait demandé à son cousin de lui faire parvenir quelques tomes tirés de la bibliothèque familiale, et usa de ce savoir nouveau au service de l’armée. Les sèves et végétaux écrasés devinrent des baumes, des poisons, des antidotes qu’elle confectionnait dans son coin - recluse au milieu de l’agitation et du bruit, utile et invisible, là où elle pensait être sa légitime place. Elle étendit son travail au soin des animaux, et éduqua avec succès des oiseaux locaux - plus résistants au froid que ceux utilisés dans l’Empire - à transporter des messages, et à traverser les zones adverses pour en repérer les ennemis afin de soutenir les efforts des éclaireurs. Si certains trouvaient dommage qu’elle ne fiche plus quelques flèches entre les yeux des Faerghusiens, ils durent admettre que sa méticulosité d’ermite trouvait une application efficace en temps de guerre. Sans compter qu’elle braillait moins, ce qui n’était pas déplaisant pour le moral de son unité. Avec le temps, on lui adjoignit le soutien de deux bidasses mal dégourdis sur le champ de bataille mais curieux. Elle les forma malgré sa timidité maladive, et ils l’aidèrent à référencer les bestioles environnantes pour en trouver usage - alimentaire ou utilitaire.

Bernadetta trouva là une forme d’accomplissement modeste et s’y serait volontiers complu si la guerre n’avait pas pris un étonnant tournant. Pacte de non-agression, alors que le conflit semblait tourner favorablement pour l’Empire. Pourquoi ? L’aiglonne n’avait jamais su deviner ce qui pouvait se tramer sous les longs cheveux clairs de sa déléguée, et les années n’en changèrent rien. À défaut de pouvoir démêler les raisons, Bernie dut faire face aux conséquences : il fallait rentrer. Elle ne voulait pas. Au milieu des soldats gorgés d’allégresse, remerciant la Déesse et sous les “Vive l’Impératrice ! Vive Edelgard !”, Bernadetta ne put empêcher les larmes de monter à ses yeux gris.


Dans une lettre, Wolfhart lui racontait s’être fâché avec le Comte.
Inexplicablement son cœur s’était serré, comme s’il pressentait ce que sa tête ne pouvait admettre. Elle avait pris un temps infini pour empaqueter ses affaires, insisté longuement auprès de Lotho pour qu’il fasse des provisions et auprès de ses deux compères, Auguste et Armand, pour les ramener dans leur village natal. Toutes ces diversions n’empêchèrent pas le courrier du ministre de la religion écarté, de retrouver sa rejetonne. Les premiers mots qu’il lui adressait depuis le début du conflit, et il parlait de tractations. De mariage. Il avait approché plusieurs familles. Il avait approché les têtes couronnées d’Enbarr.

Attentionnée, modeste, vive, appliquée, sensible, espiègle

Timide, craintive, solitaire, angoissée, fataliste, lunatique

Quelle discrétion, quelle délicatesse ! Cette fille gênée qui ne dit mot, ne croise aucun regard, docile, effacée, elle se fond dans tout décor - on oublierait presque sa présence.
Bernadetta avait l’habitude de n’être rien ou si peu ; elle n’avait ni l’aura d’un Hubert ni la finesse d’un Linhardt, parmi les enfants des grandes familles de l’Empire elle détonnait, vilain petit canard. Personne n’avait été étonné du refus de Ludwig von Aegir, quand le comte Varley avait avancé l’idée d’un mariage avec son fils unique. Qui voudrait de cette fille bizarre, recluse, qui tremble à l’énoncé de son prénom ?
Petite fleur avait lentement éclos durant cette brève année à l’Académie, au contact de ses pairs et de professeurs à l’écoute, sans le montrer, en toute discrétion. La guerre avait fini le travail, forçant l’héritière à se défaire de ses peurs paralysantes, lui arrachant sa jeunesse. Du sang, des larmes, des combats, plus d’espoir, du sang et puis le vide. Bernadetta avait coulé et manqué d’air, trop vite débarrassée de sa pudeur et de sa solitude, obligée de se serrer, de dormir avec d’autres, de suer avec eux, de pleurer, de trembler, sentir l’urine de l’autre couler lentement au sol avant l’assaut, l’horreur - l’horreur - l’horreur et le bruit, le bruit constant, des sorts qui foudroient, des épées qui s’entrechoquent, des cris qui s’épuisent et s’achèvent en soupirs - se tenir la main dans le noir pour ne pas craquer, avec des inconnus, des amis d’un jour qui meurent le soir, ou le lendemain, tout le monde est en train de mourir.

Elle est moins godiche que ce qu’on raconte, finalement. Elle n’est pas forcément très agréable à regarder cela dit, elle a grandi trop vite - mais quand même, elle reste une Varley.
Bernie ne s’aimait pas. Ce n’était pas tant son physique, pour lequel elle n’avait pas grande estime cela dit, que ses tocs, ses craintes et ses manies qui l’exaspéraient. Bernadetta n’ignorait rien de sa lâcheté, de son hypersensibilité maladive, de son caractère changeant et de la brutalité de ses réactions, presque toujours exagérées. Elle essayait de se contrôler, de se canaliser - comment raisonner quand tout va trop vite, et que toutes les émotions vous saisissent à la gorge ? Comment se modérer, quand votre cœur bat si fort, et les mains tremblent - tremblent - tremblent ; elle n’avait jamais su. Travailler sur les plantes, évoluer auprès des animaux, semblaient toutefois constituer pour elle la meilleure des thérapies. Amoureuse des arts manuels, elle savait se concentrer, mais seulement dans l’isolement. Avec la guerre et son rôle auprès des soldats, elle avait appris à œuvrer dans l’agitation, à rester calme et à s’isoler dans sa tête. Dans son petit monde rien qu’à elle, où il y avait du bon thé à volonté et un ours en peluche immense contre lequel se blottir. Un paradis imaginaire et salutaire dans lequel elle se réfugiait à tout moment, qui lui permettait de sourire faiblement, même face aux personnes méchantes qui la jugeaient sans cesse.

Je ne la vois pas vraiment se marier.. Mais elle fera comme le veut le comte, j’imagine.
C’est ce qu’elle avait toujours fait, depuis le jour où il l’avait attaché sur une chaise pour qu’elle se tienne bien, en silence, obéissante. Des jours durant - une éducation rude et pour son bien, pensait-il probablement. On disait du bien de lui, Bernadetta ne pouvait pas. Elle avait bien trop peur. Et la peur obscurcissait tout jugement, elle ne cherchait qu’à fuir. Combien de temps encore ?
Elle était adulte, désormais. Elle avait combattu. On lui avait fait confiance. Elle avait été brave, elle le savait, c’était incroyablement difficile mais elle avait réussi - il fallait qu’elle se le répète tous les jours pour y croire. Lui restait-il encore un peu de force pour faire entendre sa voix ?