Lewis avait fantasmé la guerre. Dans son esprit de jeune adulte, elle lui apparaissait comme l'acte libérateur par excellence, la fougue qui détruit comme elle crée, sur la cendre peut repousser la forêt. La naïveté n'était pourtant pas de ses défauts, mais pourtant, une fois dans sa vie s'était-il pris à rêver.

Et le cauchemar, rapidement, l'avait rattrapé.

Les mains tâchés d'un sang invisible, et les pensées emplies de visages agonisants, Lewis errait à travers les nouvelles positions de l'armée adrestienne sur les terres du Royaume, en quête d'une quelconque tâche à accomplir. "C'est l'héritier du Prince", disaient les autres, et on l'accablait bien souvent de messages à porter et d'autre colis en recherches de leur destinataire.
Il avait apprit l'humilité Lewis. Âme enflammée dans ses jeunes années, il était devenu un être constellé par le compromis à mesure qu'il ôtait la vie. Il avait déjà bien assez d'ennemis à travers Fodlan pour ne pas s'en créer d'autres.

Il rongeait son frein, ainsi, peut-être trop épuisé pour s'en prendre aux autres, à lui, au monde. Il n'apparaissait guère plus que comme l'ombre de lui-même, créature résignée à suivre son bienfaiteur. Car Lewis, malgré tout, restait conscient de ce qui l'entourait. Si ça n'avait été pour Nina, il aurait déjà sûrement quitté l'armée, si ce n'était ce monde par le biais de quelque corde attachée à la poutre d'une grange miteuse.

Le prix du sang.

Il accéléra le pas. La moindre activité était préférable aux pensées envolées vers de sinistres horizons. Même nettoyer les écuries lui paraissait une douce délivrance à son esprit vagabond, et s'il pouvait se tuer de fatigue à la tâche, il éviterait peut-être même les rêves plein d'horreur qui emplissaient ses nuits.
Tout plutôt que de penser à demain.
Car demain, il devrait tuer.
Demain, il condamnerait un autre au néant éternel.
La pensée même du vide qui l'attendait si sa vigilance baissait sur le champ de bataille lui donnait le tournis. Lorsqu'il devait ne serait-ce qu'envisager sa fin, son estomac se révulsait, et il était partagé entre l'envie de se recroqueviller, minuscule, dans quelque endroit obscur, et celle de frapper de ses poings dans un mur en hurlant, jusqu'à ce que ses phalanges ne soient plus que masse de chair et d'os sanguinolente.

*L E W I S*

Son nom, prononcé par une voix familière, dissipa momentanément les brumes morbides qui l'entourait. Il se retourna pour se trouver nez-à-nez avec Caspar. Il se redressa brusquement et s'apprêta à lui faire un salut digne de son rang, avant de finalement se raviser : il lui aurait paru peu naturel de se comporter de manière aussi cérémonieuse avec un ancien camarade de classe, tout général qu'il soit.
L'invitation du Bergliez, si elle était une distraction bienvenue, réveillait néanmoins chez lui une jalousie qui agissait tel un poison dans son cœur, comme à chaque fois que ses pas l'amenaient à croiser cet étonnant personnage. De toute la promotion des Aigles de Jais, c'était lui qui avait fini si haut...

Anesthésiante envie qui s'emparait de lui, quand bien même il avait de son propre chef décidé de renoncer au prestige du grade pour suivre le Prince, il lui fallut quelque seconde pour sortir de sa torpeur et être capable de formuler une réponse qui lui semblait convenable.

-Bien volontiers.

Deux piètres mots pour quelqu'un dont la verve était proverbiale il y a peu encore.

Mécaniquement, il emboîta le pas à son camarade du jour. Un instant, il se revit dans la cour du monastère, prêt à fouler le sable du terrain d'entraînement, une réalité si proche et en même temps si lointaine. La guerre avait le don de distordre le temps comme nul autre événement.
Et pourtant, il fallait continuer à s'ancrer dans l'instant présent.

-Quels sont les plans pour les jours à venir ? Curiosité morbide qui le poussait à se projeter dans ce qu'il s'attendait à être le prochain massacre. J'imagine que la chute de Mateus est la prochaine étape des plans de l'impératrice, comment ça se présente ?

Un frisson le parcourut. Était-ce la fraîcheur du front du Nord, où quelque autre présage du malheur qui allait bientôt s'abattre sur ces terres ?