Le soleil s’était couché depuis déjà plusieurs heures. Les journées hivernales étaient bien courtes, laissant peu d’opportunité aux rayons de lumière pour réchauffer la terre. Le froid était mordant et malgré le métal dont il se revêtait intégralement, le Céruléen sentait la brûlure gelée sur sa peau. Malgré cet inconfort, il restait positionné aux portes du village à l’affut du moindre signe suspect. Les bandits ne semblaient jamais prendre de repos, ils étaient prêts à assaillir les lieux à toute heure du jour comme de la nuit. Ainsi, le gardien ne dormait jamais vraiment lui non plus. Il prétextait vouloir veiller à la sécurité du village quand bien même son tour de garde était passé. Sans doute n’était-ce qu’une excuse facile pour ne pas dormir. Car quand il dormait, ce n’était que pour retrouver les cauchemars qui le tourmentaient des heures durant.

La lune était déjà haute lorsque le Céruléen décida enfin de quitter son poste d’observation. Il sentait le sommeil le gagner peu à peu quand bien même il luttait du mieux qu’il le pouvait. Après avoir secoué sa tête dans l’espoir de se revivifier, il entreprit de descendre du mur de fortune construit comme un rempart contre l’extérieur afin de patrouiller dans le village. Se dégourdir les jambes lui ferait sans doute le plus grand bien. C’est ainsi que Le Céruléen se fraya un chemin entre les humbles demeures des quelques villageois qui peuplaient toujours les alentours de Garreg Mach. Il cessa sa marche au milieu d’une allée et posa sa main sur la pierre gelée d’une maison avant de pousser un soupir nostalgique. S’il appréciait le silence plus que toute chose – ou sans doute était-ce qu’il détestait le bruit -, il était l’occasion propice aux pensées, de celles qu’il essayait sans cesse de chasser de son esprit. De nouveau, il secoua la tête avant de reprendre sa marche. Il avait tant à faire, protéger le village n’était pas une mince affaire. Le Céruléen devait être continuellement vigilant pour mener à bien sa mission. Le Céruléen devait être continuellement vigilant pour chasser ses émotions.

La nuit est trompeuse. Au détour d’une maison, le protecteur crut voir une ombre rapide et sournoise se faufiler dans l’ombre. Sans réfléchir un instant, il s’élança à la poursuite de ce qui n’avait sans doute été qu’une illusion, un jeu de son esprit. Il contourna la maison derrière laquelle la silhouette qu’il pensait avoir aperçue avait disparu avant de s’arrêter brusquement. Des pleurs. Il avait entendu des pleurs. Il tourna de droite à gauche, à la recherche de l’origine du bruit. La maison. Sans doute l’ombre s’était réfugiée chez un honnête villageois. Ni une ni deux, il poussa la porte de l’humble bâtisse et pénétra dans la maisonnée, à la recherche de l’ombre. Pensant la trouver à l’endroit d’où provenaient les pleurs et les cris étouffés, il se fraya un chemin jusqu’à la chambre de l’habitant sans réfléchir une seule seconde. Ses sens étaient à l’affût, il était prêt au combat et ne fonctionnait que grâce à son instinct de survie enclenché par la vision qu’il avait eue à l’extérieur. De plus, son ensommeillement engourdissait probablement son raisonnement. Il poussa de nouveau une porte pour pénétrer dans la chambre. Quelle ne fut pas sa surprise de tomber nez-à-nez avec une jeune femme qu’il ne connaissait que de vue recroquevillée sur elle-même… dans son lit. Pas une trace de la silhouette suspecte dans les lieux. C’est à cet instant que le gardien comprit sa méprise. Heureusement pour lui, son armure dissimulait tout à propos son visage que la honte teintait de rouge. Il détourna le regard précipitamment. « Je… vous ai entendue depuis l’extérieur » s'expliqua-t-il d’un air embarrassé ; il ne savait plus où se mettre. « J’ai cru que vous étiez en danger » continua-t-il. « Les bandits » ajouta-t-il d’un ton laconique.

L’homme en armure s’apprêtait à battre en retraite avant de changer d’avis. Il hésita une seconde avant de poser une question à la jeune femme. A Nelly. « Cauchemars ? » Un seul mot pour résumer sa pensée. Il aurait été indigne de sa part de laisser cette villageoise seule, embourbée dans ses larmes et la terreur visible qui écarquillait ses pupilles. Alors, depuis l’encadrement la porte, il engageait la conversation. Il était l’auteur de peu de mots mais espérait trouver les gestes et les paroles justes pour apaiser l’esprit tourmenté. Après tout, le sien l’était tout autant.

Le Céruléen adressa une prière rapide à la Déesse, la remerciant de lui avoir offert la chance de porter ce heaume qui dissimulait la rougeur de ses joues. Après avoir détourné le regard, trop embarrassé par la situation pour conserver son air sérieux, il finit par le reporter sur la scribe. Heureusement pour lui, le silence qu’elle entretint pendant quelques secondes ou quelques minutes lui permit à lui aussi de se ressaisir. L’homme en armure n’avait pas bougé d’un millimètre lorsque Nelly reprit la parole d’une voix tremblante. Ce jour, nota-t-il. La chute du monastère, bien sûr. Il n’était pas là, lorsque l’évènement s’était produit pourtant il avait l’impression de se souvenir de chaque instant tant on le lui avait conté. Les cris, le sang, la destruction. Nul besoin de s’imaginer ces choses-là, il les avait déjà connues. Peu importe où et quand, elles étaient toujours les mêmes : terribles, cauchemardesques. Il repensa soudainement à un évènement auquel lui aussi avait assisté avant de porter sa main gantée à sa tête. Une douleur vive le saisissait parfois quand le souvenir refaisait surface. Un effet secondaire. « Ces souvenirs vous hanteront toujours » déclara-t-il comme d’expérience. C’était sa manière à lui de lui faire comprendre que seule la force et l’indifférence viendraient à bout des mauvais rêves.

Lorsqu’il réalisa la proximité de la jeune femme, le Céruléen recula d’un pas, nerveux. Il avait besoin de son espace personnel, d’une zone de confort autour de lui pour se sentir à l’aise. Or, Nelly trépassait cet espace. Son seul désir était désormais de se faufiler à l’extérieur à la moindre opportunité, loin de toute présence humaine pour troubler ses pensées. C’est la raison pour laquelle il s’apprêtait à refuser l’invitation à prendre un thé si tardif. Pourtant, il se ravisa en repensant aux cauchemars de la jeune femme. En repensant aux cauchemars que lui-même feraient s’il avait le malheur de s’assoupir. Entre Charybde et Scylla, il fit son choix quitte à tomber. Il choisit Scylla. « Hm. » L’un de ses grognements caractéristiques, que l’on pourrait traduire par c’est d’accord. Néanmoins, il s’efforça de l’avertir afin qu’elle ne soit pas déçue. « Mais faire la conversation n’est pas mon point fort. » C’était dit, acté, gravé dans le marbre ; Nelly n’avait plus qu’à tenir compte de cette information car le Céruléen ne ferait pas d’effort. Ou peut-être juste un peu, mais il ne l’avouerait jamais. « Prenez un thé à la camomille. » Des paroles qui sonnèrent comme un ordre mais qu’il voulait énoncer tel un conseil. Décidément, il n’avait aucun talent pour s’exprimer. Il détourna le regard pour contempler la pièce comme si tout était plus intéressant que la jeune femme qui lui faisait face. Il était encore trop embarrassé pour oser affronter les miroirs de son âme.

C’était indéniable, le silence avait quelque chose d’apaisant. Il n’aurait su expliquer comment ni pourquoi, il se sentait véritablement bien dans la cuisine de Nelly. Il l’écoutait s’affairer à préparer le thé et ferma doucement les yeux, détendu. Le bruit des tasses que l’on sortait d’un placard, la théière posée sur un feu vif, l’eau à peine bouillonnante. Elle ajouta enfin la camomille avant de porter l’ensemble sur la petite table qu’elle possédait. Enfin, elle lui adressa un geste de la main pour l’inviter à prendre place. Le Céruléen en fut déstabilisé ; il avait presque oublié qu’il avait un rôle à jouer dans pareille cérémonie. Maladroitement, il s’installa sur une des chaises. Ses mouvements rompirent le silence qui avait été instauré jusque-là car l’armure ripait contre le bois des chaises, les pièces s’entrechoquaient en un bruit métallique. L’homme poussa un léger grognement pour exprimer son malaise. « Excusez-moi, » articula-t-il lorsqu’enfin il cessa de bouger, définitivement installé. Il se tenait droit comme un piquet sur son siège, n’osant plus esquisser le moindre mouvement de peur de troubler de nouveau le silence qui avait perdu de son apaisement. Ne demeurait que la gêne, comme un voile de tension entre les deux hiboux de nuit.

Nelly interrompit alors le silence pour proposer quelques gâteaux au Céruléen. Il hésita quelques secondes avant de décliner l’offre d’un simple « Non » énoncé d’un ton laconique. A dire vrai, il commençait à regretter d’avoir accepté de prendre le thé à une heure si tardive, d’autant plus qu’il avait lui-même recommandé un mélange apaisant et favorisant le sommeil. Or il se refusait à dormir car il était parfaitement conscient qu’un thé à la camomille ne soulagerait pas ses cauchemars. Il jeta un regard à droite puis à sa gauche, embarrassé. Le Céruléen cherchait une échappatoire. Finalement, une remarque ramena son attention à Nelly. Vous êtes quelqu’un de fiable. Il haussa un sourcil, agréablement surpris de recevoir un tel compliment. Cependant, son visage se referma bien vite. Il ne devait pas se laisser aller aux éloges sans quoi il risquait de perdre de vue son but initial. Pourtant, il ne parvint pas à formuler une réponse particulièrement brève comme celles dont il avait l’habitude.  « Je suis flatté que… que vous puissiez penser ça. » Il devait partir, tout en lui criait qu’il devait retrouver la solitude à laquelle il s’était accoutumé. Toutefois, en avisant les mèches blondes de Nelly collées à son front par la sueur de terreur ainsi que les réminiscences du cauchemar qui marquait ses mouvements, il réalisa que quelque chose en lui s’interdisait de la laisser comme ça. Il poussa un soupir discret afin de se calmer avant de reprendre. Plus vite elle serait calmée et détendue, plus vite il pourrait prendre la poudre d’escampette et poursuivre sa nuit blanche à la recherche d’ombres qui n’existent pas.

Vint le moment fatidique de prendre le thé. Le Céruléen regarda la tasse disposée devant lui en réfléchissant à la manière dont il pourrait s’y prendre. En effet, le heaume qu’il portait n’allait nullement faciliter la consommation du breuvage. Il laissa échapper un grognement embarrassé. « Je… » Comment expliquer la situation à Nelly sans qu’elle ne se vexe ? Comment lui dire qu’il refusait son thé car il ne pouvait lui dévoiler son visage ? Il hésita un instant avant de porter sa main gantée jusqu’au heaume qui dissimulait ses traits dans ce qui sembla être un fracas au milieu du silence nocturne. Il espérait que la jeune femme comprenne le problème grâce à ce simple geste qui lui éviterait de s’épancher en inutiles paroles.

La gêne du Céruléen semblait être contagieuse tant Nelly paraissait embarrassée. Elle se confondit en excuses, regrettant qu’en sa qualité d’hôtesse elle n’ait anticipé le problème. Le Céruléen aurait aimé la rassurer, lui dire que ce n’était pas sa faute mais qu’il en assumait l’entière responsabilité. Mais parler était trop épuisant, trop difficile, depuis qu’il était revenu. Toutefois, il garda le tête haute et tenta de croiser son regard pour la rassurer d’un geste, d’un son.

Et Nelly l’invita à quitter la table, s’il le désirait. La table qui leur servait à tous les deux d’abri nocturne, contre le sommeil et les cauchemars. Le refuge improvisé qu’ils avaient trouvé contre la tempête. Quand bien même elle lui tourna le dos, quand bien même elle se leva, Le Céruléen ne bougea pas d’un centimètre. Plus de grincement, plus de cliquetis provoqué par le frottement de l’armure. Un silence plein s’abattit dans la pièce. Peut-être trouverait-elle ce silence pesant, peut-être la gênerait-il encore plus. Pour Le Céruléen, il n’en était rien. Il s’abrita dans la bulle hors du temps que l’absence de bruit générait. Il était perdu dans ses pensées, dans ses observations.

Les cheveux blonds de Nelly tombaient en cascade contre son dos tremblant. Sa peau blanche à peine vêtue, son corps léger, sa chevelure dorée… C’est à cet instant que Le Céruléen comprit. C’est à ce moment précis qu’il réalisa la source du sentiment qui le poussait à rester, qui le poussait à vouloir aider Nelly dans la lutte contre ses cauchemars. Un éclair passa dans ses pensées, l’image d’une enfant blonde comme les blés, un sourire constant sur le visage, une épée en bois à la main. Elle devait avoir vieilli, depuis toutes ses années. Elle devait avoir le même âge que Nelly aujourd’hui. Il tenta de se remémorer son nom et il y parvint, mais une douleur lancinante à la tête l’empêcha de prolonger le fil de sa pensée. Il était comme figé sur les cheveux de Nelly qui lui tournait dos. Le Céruléen en avait le souffle coupé. Mais il interrompit ses pensées, la douleur s’amplifiant. Elle appartenait au passé.

Il s’était fermé. Sa respiration plus lourde, le cœur moins léger à l’idée d’aider la jeune femme. La cuisine où il s’était senti si bien à peine quelques instants auparavant ne revêtait plus les mêmes airs. Il était mal à l’aise. Toutefois, il ne parvint pas à tourner le dos à son tour, à quitter le confort – inconfortable – de la chaise. « Je reste, » articula-t-il d’un ton sans doute trop dur pour la situation.

La jeune femme poursuivit la conversation sur un ton banal, comme s’il ne s’était rien passé. Bien sûr, comment aurait-elle pu le deviner ? Il ne put lui offrir en réponse que quelques mots las. « Nous ne devons pas relâcher notre vigilance pour autant. » Il sentait le danger tout autour de lui, tout autour du village. Les troubles étaient imminents. L’homme se leva, pensif, et veilla à ce que les fenêtres de la pièce soient bien fermées avant de regagner sa place dans le grand fracas que causait son armure. On n’était jamais trop prudent et quand bien même il refusait de l’admettre, il désirait protéger la blonde qui lui rappelait celle du passé. Car les bandits constituent un risque bien plus conséquent que les cauchemars.

D’un œil, le protecteur avisa les tasses restées sur la table. « Buvez, » conseilla-t-il sur le ton de l’ordre. Il approcha la tasse de lui et glissa quelques gâteaux dans ses poches. Il serait honteux de sa part de refuser de prendre le thé après avoir accepté. Il l’emmènerait à l’abri des regards et le boirait seul, quand Nelly sera endormie.