Depuis que les combats s’étaient tassés avec l’accord de non-agression, les blessures à panser s’étaient considérablement amoindries. Qu’ils aient guéri ou péri, les hommes avaient quoi qu’il en soit quitté l’infirmerie. Et les lits de fortune installé pour recueillir leurs corps brisés étaient désormais laissés froid de leur absence. Les blessés n’avaient pas été remplacés par d’autres corps mutilés. Si les combattants pouvaient profiter du répit dont ils bénéficiaient pour parfaire leurs armes et s’entraîner, les quelques soigneurs en charge du campement demeuraient somme toute oisifs. Certes, le campement nécessitait une attention particulière en termes d’entretien mais les tâches étaient déjà réparties et bien assez de monde y participait pour laisser une occupation permanente à Lucrèce. Elle avait donc régulièrement l’occasion de passer du temps près des enclos des Wyvernes pour tenir compagnie à Svarand, son fidèle compagnon.

L’après midi était déjà bien avancé lorsque la jeune femme décida de se rendre aux enclos afin d’aider à entretenir les Wyvernes. Elle parcourut l’allée principale construite sommairement au centre du campement jusqu’à l’extrémité nord où se trouvait l’espace alloué aux créatures ailées. Il s’agissait d’une large plaine au ciel dégagé, qui permettait aux Wyvernes de s’envoler afin de se nourrir en toute autonomie du gibier foisonnant dans les forêts avoisinantes. Cela présentait l’avantage de réduire les dépenses de l’armée, tout en aiguisant l’instinct de chasse des créatures qui étaient amenées à prendre part aux combats, aux côtés de leurs maîtres. En arrivant aux abords de la plaine, Lucrèce chercha du regard la silhouette fière et les écailles onyxiennes de son fidèle compagnon. Ne les trouvant pas, elle se glissa sous la clôture construite dans la hâte lorsqu’ils avaient installé le campement, quelques lunes auparavant. « Svarand ? » l’appela-t-elle d’un ton aussi impérieux qu’il était chaleureux. Elle sortit de la besace qui ne la quittait jamais un morceau de viande séchée avant de faire une nouvelle tentative pour appâter sa Wyverne. Elle commençait à se faire la réflexion qu’il était sans doute parti chasser lorsque, soudainement, elle sentit une pression contre son dos. Surprise, elle se retourna d’un geste brusque avant de rire doucement. Il s’agissait de Svarand qui appuyait son museau contre le dos de sa maîtresse dans un élan d’affection dont la démonstration était pourtant rare. La jeune femme glissa ses doigts sur le contour des écailles de la Wyverne dans un geste tendre avant de poser son front contre celui de la créature. « Svarand » répéta-t-elle d’une voix dont débordait l’affection qu’elle lui portait.

Après quelques secondes d’expression de l’amour débordant qui liait les deux êtres, Lucrèce offrit la friandise qu’elle avait apportée à Svarand avant de s’éloigner de quelques pas pour de nouveau fouiller dans son sac. Elle avait prévu de profiter de sa énième heure de temps libre pour lustrer les écailles de Svarand. Il s’agissait d’un moment que la fière Wyverne appréciait beaucoup car il permettait d’augmenter d’autant plus sa prestance. L’animal était déjà impressionnant tant il était grand et majestueux, si l’on prenait le temps de l’entretenir il n’en était que plus beau. Evidemment, il n’était pas parfait sous tous les points et sa fierté n’avait d’égale que la nature bornée qui le caractérisait. Lucrèce ne comptait plus les fois où elle s’était retrouvée à terre après que Svarand l’avait eu volontairement fait chuter, refusant d’exécuter une des insensées et irréfléchies idées qui la prenaient parfois.

Lucrèce fut donc fort surprise de voir que Svarand se refusait à la laisser lustrer ses écailles. Il semblait avoir d’autres projets pour l’heure à venir. D’un signe de la tête, le dragon indiqua à son amie la plus chère de monter sur son dos, proposition qu’elle refusa. « Tu n’es pas sellé, Svarand. Je pourrais tomber. » Mais c’était sous-estimer l’insistance de la Wyverne qui poussa la jeune femme vers lui de son museau. Après quelques minutes de cette lutte implicite, Lucrèce finit par céder. « Très bien, je te suis. Mais je ne monte pas. » C’est ainsi que les pas de Lucrèce, derrière les griffes de Svarand, la menèrent à la forêt de chasse des dragons. Après quelques minutes de marche, ils arrivèrent jusqu’à un genre de grotte qui s’enfonçait peu dans la pierre. A l’intérieur, un empilement d’ossements d’animaux et des babioles que le dragon avait sans doute l’habitude de dénicher dans la forêt. Si elle comprenait pourquoi il s’abritait ici après ses chasses – cela lui évitait sans doute d’avoir à partager ses proies avec les autres créatures du campement – elle ne parvenait pas à savoir pour quelle raison il avait tenu à l’emmener ici. « Svarand… nous aurions tout aussi bien pu rester au campement. » Lassée à l’idée du temps qu’elle pouvait avoir perdue, Lucrèce se faufila hors de la grotte pour prendre le chemin inverse et revenir ses pas, vers les enclos des Wyvernes sans se soucier le moins du monde de vérifier si Svarand la suivait. Elle frayait son passage entre les arbres lorsqu’elle aperçut, derrière un tronc, la silhouette d’un homme qui ne revêtait pas les couleurs de l’Empire. Dans un geste protecteur, Svarand qui avait finalement suivie son amie bondit devant elle et montra les crocs. Si la jeune femme comptait sur la discrétion pour observer de qui il s’agissait – après tout, cela pouvait tout aussi bien être un villageois de l’alliance particulièrement inconscient – cela n’était désormais plus possible car il était difficile de manquer les grognements menaçants de la Wyverne.

Lucrèce se rabattit donc sur le seul choix qui s’offrait désormais à elle. Jauger la situation et le danger qu’elle comportait, en commençant par identifier son ennemi. Lorsque ses yeux se posèrent sur les cheveux blonds de l’homme qui lui faisait face, sur la silhouette qu’elle avait si bien connue, sur les traits d’un visage qui lui était familier mais qu’elle aurait presque oublié tant les années avaient semblées longues, elle cru se tromper. « Rheddyn ? » articula-t-elle sans réfléchir, d’un ton incrédule. Elle refusait de croire à ce qu’elle voyait tandis qu’un tourbillon de sentiments contradictoires déchirait son esprit. Non, impossible. Elle devait se tromper.

Lucrèce resta figée sur place, médusée par l’apparition surréaliste de son ancien camarade devant elle. Rheddyn ; les mots et les mémoires tourbillonnaient en un éclair, dansant le long de ses neurones, subtils passages devant ses yeux. Rheddyn ; l’Académie des officiers, le bal, une amitié des plus sincères. Rheddyn ; le cœur brisé rien qu’un peu, parce qu’elle avait cru voir des choses qui n’y existait pas. Rheddyn ; la douleur de l’absence pire que le deuil.

Je suis heureuse de te revoir aussi, Rheddyn. Elle aurait aimé dire. Quelques paroles, il suffisait d’entrouvrir les lèvres, serrer les dents parfois, pousser la voix en un murmure. Mais c’était trop difficile. Tu m’as manqué pendant deux ans. J’ai perdu un ami très cher quand tu es parti. Je suis heureuse que tu sois revenu. Elle aurait trébuché sur ses mots, sans doute, mais elle aurait été sincère. La guerre nous a trop pris, tu ne crois pas ? S’il te plaît, reviens, ne pars pas. Un murmure à peine bafouillé, dans l’espoir qu’il comprenne. Lucrèce sur un fil, Lucrèce qui perd pied, Lucrèce qui chute. A nouveau. Et les larmes auraient roulé sur ses joues dans un débordement de la sincérité qui lui coulait des lèvres sous forme de mots. La sincérité qui quittait ses yeux sous forme de perles douloureuses. Ne pars pas, s’il te plaît, aurait-elle répété encore et encore en un mantra rassurant, une litanie presque furieuse. Car Rheddyn, c’était l’Académie et les souvenirs heureux. Quel meilleur moyen de se rassurer, de raviver ses souvenirs réconfortants que de garder égoïstement son ami près d’elle ? Et tant pis s’il ne comprenait pas, tant pis s’il la trouvait trop dramatique. Au diable les apparences lorsque la sincérité gagnait. Caspar serait là dans une lune, elle convaincrait Rheddyn de rester. Et ils se retrouveraient tous les trois, comme aux temps de l’école. Lucrèce était même prête à inviter cet idiot de Lewis que les deux garçons semblaient apprécier pour une raison qu’elle ignorait ! Elle était prête à cette sincérité-là, si ça pouvait lui permettre de revenir aux jours heureux de l’Académie.

Mais Damoclès tombe et la douleur la saisit tout entière.
Car l’on n’occulte pas la souffrance par des souvenirs heureux, elle ressurgit tel une hydre, doublée si l’on tente de trop vite l’oublier.

Elle se souvint de la lettre de Caspar qui lui expliquait ce qu’il s’était passé. Les mots couchés sur le papier, les mots assassins. Rheddyn a déserté. L’outrage infâme, le pire acte que l’on pouvait concevoir. La trahison. Le pays est sacré, supérieur, collectif. Lucrèce mourrait pour lui et avait bien volontiers tué sans questionner une fois les ordres qui lui était donné. Car sa main était celle de l’Empire et le lien qui l’unissait à son pays était plus fort que tout. De ce lien elle tirait une grande fierté. Comment aurait-elle pu imaginer le tourment d’être la main d’un pays que l’on questionne, d’un pays dont on abhorre les actions ? Comment aurait-elle pu imaginer le tiraillement entre ses valeurs et un pays auquel on ne doit rien sinon de la peine ? Elle ne voyait en une telle rupture qu’une insulte à l’honneur de ceux qui étaient morts pour que l’Empire puisse vivre, lutter, respirer à travers les infimes maillons que l’on appelait soldats. Briser le lien, c’est briser la maille, c’est briser l’armure et le pays. C’est cracher sur la tombe de ceux qui ont entretenu des années durant l’intégrité de la maille, quitte à en mourir. Sur sa propre tombe si elle était tombée.

Quelques secondes de silence à peine s’étaient écoulées depuis les expressions de maladresse heureuse émises par Rheddyn. Quelques secondes d’incrédulité auxquelles Lucrèce mit fin sans attendre. Elle referma la porte, ses sourcils froncés, son sourire de surprise effacé de son visage. Son regard aussi glacial que les hivers rudes de Faerghus, terres sur lesquelles elle avait tant perdu. La jeune femme posa une main délicate sur le front de Svarand, lui intimant implicitement de baisser la garde. C’était bien plus simple, de se détacher ainsi. De ne plus le laisser rentrer. Si Svarand ne grondait plus, la colère de Lucrèce était bel et bien grandissante. « Que fais-tu si près du camp ? Ce n’est pas bien prudent, pour un déserteur. » Elle crache presque le mot abject, l’insulte à son regard. « Et je t’en prie, ne mens pas. Si tu es heureux de me revoir, pourquoi ne pas avoir écrit pendant deux ans ? » Un sourire ô combien ironique se dessina sur ses lèvres. « Je n’attends pas de réponse, ce n’est pas comme si cela m’importait. » Un mensonge évident et pourtant elle appuyait chacun de ses mots comme si elle avait planté un coup de poignard par chaque syllabe. Elle voulait qu’il souffre comme l’annonce de sa trahison, de sa déchéance, l’avait déçue. « J'ai parfois pensé que tu étais mort et que je n'en saurai jamais rien. » Elle s’était prise à l’espérer, parfois. Pour sauver son ami de la vie qu’impliquait un tel déshonneur.

Lucrèce se sentit perdre pied lorsque Rheddyn tenta vainement de s'expliquer auprès d'elle. La jeune fille était désarmée par tant d'audace de la part de son ami d'antan. Des excuses ? Des justifications sans queue ni tête ? Était-ce là donc les seuls arguments qu'il avait à opposer à sa colère ? Elle en était stupéfaite, tant et si bien qu'elle n'osa pas l'interrompre dans son discours insensé. Elle se contentait de ponctuer les paroles du jeune homme par des mouvements de tête désapprobateurs exprimant son désarroi. Mensonges sur mensonges. Excuses sur excuses. Rheddyn avançait sans révéler une part des raisons qui l'avaient poussées à trahir ainsi Lucrèce, Caspar, Edelgard. À trahir l'Empire. Et les mots coulaient comme du miel, une délicate sucrerie qui enrobait les terribles vérités énoncées. Tu m'as manqué Lucrèce. Elle secoua la tête, certaine que ça n'avait jamais été le cas. Pourtant, les mots la pénétrèrent comme un poignard dans sa chair tandis que défilaient devant ses yeux les images d'un passé embelli par les souffrances de la guerre. La valse. Leurs rires tandis qu'elle tentait d'expliquer à Rheddyn les pas de danse, l'adresse et la subtilité des temps des violons. Les tasses de thé partagées durant les après-midi moroses où rien ne semblait aller. Les rêves qu'il lui avait partagés, les voyages à travers le monde en tant que mercenaire qu'il lui avaient contés quand bien même tout cela n'existait que dans son ambition. Des rêves qu'il avait réalisé sans attendre. Des rêves qu'il avait réalisé sans lui en dire un mot.

Au fil des paroles de Rheddyn, Lucrèce tremblait presque de la rage qui l'habitait. Et voilà que le menteur lui parlait de destin, d'un lien tel qu'il surpassait sans nul doute le hasard. « Eh bien, le destin aurait dû s'abstenir de te mettre sur mon chemin » commenta-t-elle d'un ton glacial sans qu'elle pût déterminer si elle le pensait sincèrement ou non. En cet instant, elle le détestait presque autant qu'il lui avait manqué. Sans doute le destin lui aurait-il épargné un tel déchirement en ne le mettant pas sur son chemin.


Rheddyn fit le pas de trop en s'approchant de Svarand pour tenter de prouver son amitié et sa sincérité, sans savoir que le dragon était d'une fierté telle qu'il prendrait un tel geste pour une insulte. Sans réfléchir, la jeune fille s'approcha de son ancien camarade et le poussa d'un geste brusque et soudain contre un arbre avant de laisser libre cours à l'ire qui la rongeait. Déjà, elle ne tenait plus son masque d'indifférence. La souffrance débordait de son corps tout entier, l'agitait de tremblements incontrôlables, tant les paroles absurdes de Rheddyn lui semblaient dépourvues de sens. « Tu n'es qu'un idiot, Rheddyn, ou peu importe le nom stupide par lequel tu te fais appeler en temps que mercenaire. » Sa voix était fragile mais son regard dur comme l'acier alors qu'elle le plongeait dans le sien. « Crois-tu donc que je n'ai rien vu ? J'ai vécu pendant trois longues années dans un quotidien de batailles éreintantes et leurs conséquences. J'ai vu la mort, Rheddyn, frapper d'innombrables fois comme à l'aveugle. J'ai vu les corps brisés, j'ai vu les âmes déchirées par le deuil, j'ai vu tout ça. J'ai vu l'injustice, j'ai vu les orphelins. Et tu oses me parler comme si j'étais une enfant ? Comme si je ne savais rien ? » Elle lui criait au visage, désormais. Peu importait les conséquences, peu importait si quiconque les entendait. « Et comment oses-tu prétendre me connaître quand tu m'as abandonné pendant trois ans ? Tu étais l'un de mes seuls amis Rheddyn. Tu sais que j'en ai peu, au coeur loyal et sincère. Comment peux-tu dire que tu me connais ? Que tu prétends savoir ce que j'ai ressenti lorsque j'ai appris ton départ ? Tu n'as même pas eu le courage de me le dire en face. Tu fuis la guerre, tu fuis tes responsabilités... » Lucrèce marqua une pause pour reprendre son souffle. « Tu es un lâche, c'est tout ce que je vois. » Elle s'écarta de Rheddyn, les larmes aux yeux avant de secouer la tête comme pour les balayer. « Tu veux savoir pourquoi je n'ai plus de hache ? » demanda-t-elle d'un ton posé qui dissimulait une voix brisée. « Je les ai vu mourir devant moi. Les soldats. Des personnes que j'ai pu aimer depuis ton départ. Qui ont eu la bravoure, eux, de prendre les armes. Qui n'ont pas fui la mort. Avec ma hache, je ne pouvais rien faire sinon répendre la mort parmi les rangs ennemis. Si c'est l'arme que j'affectionne, ce n'est pas là où j'étais le plus utile. Tu connais mon emblème, Rheddyn. L'héritage de Sainte Cethleann, m'offrant des talents en matière de guérison. Je les ai laissé mourir, tu sais. Si j'avais réfléchi plus tôt, si je n'avais pas été une adolescente si stupide, ils ne seraient pas morts. » Lucrèce sentait la rage reprendre vie dans sa poitrine. Elle tenta de son mieux de la faire taire. « J'ai pris mes responsabilités, même si ça ne correspondait pas à ce que je voulais. »

 

La colère de Lucrèce l’avait mise à bout de souffle, une respiration fébrile se frayait difficilement un chemin à travers sa gorge. Elle aurait voulu hurler, se défaire d’une peine qu’elle avait accumulé depuis trois ans, depuis le début de la guerre, depuis qu’elle avait vu couler le premier sang. Mais elle n’en fit rien, l’excès était passé et il l’avait laissé épuisée. Lorsque Rheddyn baissa les yeux avant de la reprendre sur les orphelins, Lucrèce rougit de honte. Elle avait oublié qu’il connaissait cette situation mieux que quiconque. Et pourtant, elle s’était permise de la lui invoquer pour évoquer ses propres souffrances. Si l’idée de présenter des excuses à ce propos lui effleura l’esprit, elle l’écarta en un instant en jaugeant qu’elle serait bien heureuse si ses mots lui avaient causé de la peine ou ravivé des souvenirs difficiles. Mais ce qui semblait l’avoir heurté le plus était les insultes que Lucrèce lui avait adressées. Lâche. Déserteur. Elle se délectait presque de la rage qu’elle avait allumé dans le regard. « Tu insinues qu’en ne fuyant pas j’ai pris du plaisir à créer des orphelins ? » l’interrogea-t-elle d’un ton cassant. Et la revoilà, cette sale manie de Lucrèce de tout ramener à elle.

Rheddyn poursuivit son discours sur les violences que l’on pouvait éviter ainsi que les années qui passaient indifféremment des douleurs. Mais l’esprit de Lucrèce s’arrêta sur sept mots qui lui firent l’effet d’un énième poignard. Ce temps, je ne l’aurai plus. Elle fronça les sourcils, décontenancée. Bien sûr, elle savait que leur rencontre n’était que le fruit du hasard. Elle était tout à fait consciente que leurs chemins se sépareraient de nouveau dans une minute, une heure, un jour. Malgré tout, entendre l’information de vive voix était bien plus douloureux que le savoir. Bien plus concret. « Tu repars, » commenta-t-elle d’une voix blanche avant de refermer son visage plus encore qu’auparavant si cela était possible. Bien sûr, un déserteur était un fuyard. Assumer ses responsabilités ? Inenvisageable pour les traîtres. Rheddyn fit un pas vers Lucrèce pour se rapprocher. Elle ne bougea pas d’un millimètre, plantant son regard dans le sien pour qu’il puisse y lire toute la froideur qu’elle lui réservait. Toute la haine qu’elle éprouvait pour ses actions. Elle aurait voulu qu’il crie, qu’il s’énerve, qu’ils se fâchent. Que les deux amis se quittent en mauvais termes, qu’elle puisse le critiquer sans remord, sans nostalgie pour le passé. Qu’elle puisse dire à quel point elle le détestait sans mentir. Elle aurait voulu qu’il exprime la douleur, la colère, autant qu’elle avait envie de le faire en cet instant. Cependant, il semblait que ce n’était pas ce qu’il avait prévu.

Sans crier gare, Rheddyn posa ses mains sur les joues de Lucrèce dans un geste d’affection qu’elle n’attendait pas. Ses yeux s’écarquillèrent tandis qu’elle demeurait bouche bée. Elle attendait que la colère la prenne comme une vague, elle attendait les cris et les mots regrettés. Tout ce qu’elle pouvait maintenant sentir, c’était la chaleur des mains de Rheddyn sur son visage. Le regard de la vipère s’adoucit tandis que tombait son masque de froideur. Elle était perdue. Car elle ne pouvait que le regarder, elle ne pouvait que détailler ses traits si familiers, que replonger dans un passé inaccessible où même les salles des souvenirs avaient été dévastées par la guerre. Et le son des violons résonnait dans sa tête, et la chaleur de ses mains lui rappelait la chaleur du bal et de l’alcool délicat. La virulence des traits de Lucrèce s’effaçait peu à peu, tant elle voulait retrouver son ami. Mais son cœur était contradictoire, l’opportunité serait fugace. « Rheddyn, » commença-t-elle d’un ton posé. « J’ai besoin de comprendre. Qu’as-tu vu que je n’ai pas vu ? » Son regard bien plus doux désormais fouillait désespérément celui de son ami à la recherche d’une vérité à la hauteur de ses attentes. Elle espérait s’être méprise, elle espérait qu’il pourrait invoquer un intérêt encore supérieur à celui de l’Empire. Elle espérait qu’il serait sincère, qu’il ne lui mentirait pas. Mais au fond, comment le savoir vraiment ? Comment accepter une vérité que l’on se refuse d’entendre ? Lucrèce posa ses mains sur celle de Rheddyn en un geste insistant pour l'inciter à lui révéler ses véritables motivations.

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Lucrèce lut l’hésitation dans le regard de Rheddyn, dans la manière pensive dont il fronçait les sourcils. Il finit néanmoins par faire le choix de s’ouvrir à elle et de revenir sur l’évènement. La jeune fille écarta alors toute la colère qu’elle ressentait, tous les reproches qui lui brûlaient les lèvres pour écouter, désireuse de trouver une explication à la question qu’elle s’était posée des années durant. Pourquoi. Un simple mot, unique, à l’origine de tant de tourments. Lorsqu’il ôta les mains de son visage, Lucrèce suivit le mouvement et chercha de nouveau la chaleur de ses doigts, comme si cela l’empêcherait de fuir de nouveau. Car s’il partait, qui savait pour combien de temps encore il disparaîtrait sans lui laisser la moindre nouvelle.

La jeune femme se tut religieusement pendant toute la première partie du récit de Rheddyn. Un récit détaillé mais dépourvu de sentiment, de ceux que l’on retrouve dans les rapports. Néanmoins, elle respecta sa décision de se détacher de ses émotions pour lui conter des souvenirs sans doute difficiles. Son cœur se serra néanmoins lorsqu’il mentionna les amis tombés au combat. Elle comprenait le déchirement que l’on pouvait ressentir, pour l’avoir elle-même vécu. Elle revoyait le sang, les cris, les pleurs, les douleurs innommables d’un deuil passé dans la violence. Depuis qu’elle était soigneuse, Lucrèce ne côtoyait plus que ces gens-là, où du moins les chanceux. Ceux qui avaient eu la chance de ne pas succomber au premier coup, ceux qui avaient une chance même infime de s’en sortir. Lucrèce était présente lors de leurs derniers soupirs mais elle pleurait rarement, désormais, quand bien même elle les connaissait. Elle ne pouvait se le permettre. Si Lucrèce avait quitté le front pour assurer l’arrière, elle n’en demeurait pas moins constamment confrontée à la mort de soldats ou de civils.

Rheddyn marqua une pause et lâcha les mains de Lucrèce.
Le froid de l’hiver était mordant sur ses doigts arrachés à leur source de chaleur humaine.

Le ton du récit conté par son ami changea tandis qu’il arrivait au vif du sujet. Le jeune homme lui tournant le dos, il ne put apercevoir l’expression du visage de Lucrèce qui changeait de secondes en secondes. Elle fronça les sourcils d’abord, indécise quant à ce qu’elle ressentait. Puis son sourire nostalgique quitta son visage, remplacé par un rictus ironique. Enfin, les larmes lui montèrent aux yeux. Il semblait avoir fini. « Rheddyn… » murmura-t-elle, cherchant ses mots. Mais il ne lui laissa pas le temps de les trouver. Pardonne moi d'être parti. En cela je n'ai pas été celui que tu aurais aimé. Mais je ne le regretterai jamais Lucrèce. Chaque mot résonna en son esprit, détournant sa raison de la compréhension dont elle aurait été prête à faire preuve envers lui en tolérant – même difficilement – ses actions au nom de l’amitié sincère qu’elle éprouvait pour lui. Malheureusement, son cœur reprit le pas. Il ne regrettait pas d’avoir abandonné ses amis, il ne le regretterait jamais. Lucrèce ravala les larmes qui lui montèrent aux yeux ; le traître à sa nation n’en était pas digne. « Donc tu es en train de me dire… Que tu es parti pendant deux ans… que tu nous as abandonné… Caspar… moi… et même cet idiot de Lewis ainsi que les autres… parce que des inconnus ont connu une fin horrible ? des faerghusiens ont connu une fin horrible ? » Elle marqua une pause pour dissimuler sa voix qui menaçait de se briser avant de poursuivre d’un ton qui ressemblait presque à un rire nerveux. « Bienvenue en 1184, Rheddyn. Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, jusqu’à il y a moins d’une lune, nous étions en guerre. » Elle posa la main sur l’épaule de son ami pour l’inciter à se retourner, à la regarder. Elle voulait voir lire dans ses yeux toute la douleur qu’il venait de lui causer. « Et quand bien même je suis d’accord avec toi, car il est vrai que ces individus ont commis des crimes indicibles. Ces faerghusiens ne méritaient pas de périr. Mais face à ce drame, quelle a été ta réaction ? La désertion ? » Une nouvelle pause. Un sanglot avait brisé sa voix pour un temps fugace, elle l’avait bien vite écarté. « Tu n’étais pas un simple soldat. Tu as été à l’académie des officiers. Tu as des relations avec des personnes haut-placé dans l’Empire. Tu aurais pu faire changer les choses, tu aurais pu les faire assumer les conséquences de ce qu’ils ont fait là-bas. As-tu au moins essayé, Rheddyn ? Car je suis sûre que le massacre d’un village entier, hommes femmes et enfants compris auraient laissé peu d’entre nous indifférents. Ce n’est pas comme ça qu’on mène une guerre. » Elle glissa une main dans ses cheveux, agacée. « Par la Très-Haute, Rheddyn. Tu ne t’es pas dit que si personne n’avait mentionné ce massacre par la suite, c’est que personne n’a osé le raconter ? Et toi le premier. » Sans doute Lucrèce n’était pas tout à fait sincère, sur chacune de ses paroles. Elle comprenait la douleur de l’impuissance, elle savait pertinemment que personne ne se serait levé en faveur de faerghusiens en tant de guerre. Mais elle ressentait un besoin insatiable de faire peser une quelconque culpabilité sur Rheddyn. S’il ne regrettait pas d’avoir abandonné ses amis, il regretterait peut-être d’être parti sans rien essayer pour changer les choses.

Lucrèce secouait la tête de gauche à droite comme pour nier les vérités que Rheddyn se contentait simplement d’énoncer. Bien  sûr,  elle savait qu’elle avait tort. Bien sûr, le crime commis contre les faerghusiens serait resté impuni. Mais si elle avait espéré voir sur le visage de son ami une quelconque trace de regret, elle n’en distingua pas la moindre. Les yeux de la jeune fille fouillèrent frénétiquement, désespérément ceux de son ami qui se tenait si près et si loin tout à la fois. Mais elle ne vit dans son regard que les pensées qui devaient l’agiter, regard ornée par l’ironie de son sourire. Elle sentit son cœur s’arrêter dans sa poitrine lorsqu’elle entendit que Caspar avait compris, lui. Elle recula d’un pas à cette mention, indécise. Caspar avait compris. Elle ne comprenait pas. Serait-elle donc un monstre dépourvu de cœur ? Elle secoua la tête de nouveau, comme pour nier chacun des mots de Rheddyn, comme pour oublier qu'elle les eut un jour entendu.

Rheddyn si stoïque souffla pour se calmer. Elle avait toujours envie de le pousser à exploser, tout comme elle désirait hurler parfois, mais cette pulsion s’était calmée. Suivant son exemple, elle prit une longue inspiration avant de fermer les yeux pour expirer, ravalant la douleur qui lui brisait le cœur. Si Caspar pouvait comprendre Rheddyn, peut-être le pourrait-elle elle aussi ? Elle le laissa poser une main sur son épaule sans dire un mot, son esprit réfléchissant à toute vitesse. Elle s'efforçait d’imaginer les années qu’avait vécu Rheddyn, la douleur de disparaître sans pouvoir dire un mot, les traumatismes des massacres, les cauchemars qui tourmentaient les nuits de son ami comme ils tourmentaient les siennes. Elle s’efforça de ne garder à l’esprit que les souvenirs positifs, les rires échangés, la chaleur de ses mains sur son visage. C’est alors qu’il lui assura qu’il ne disparaîtrait plus. Qu’ils s’échangeraient des lettres. Le cœur de la jeune femme se serra à cette idée tout en produisant, paradoxalement, un picotement agréable. Mais déjà, Rheddyn parlait de partir. Lucrèce l’entendit comme une douche froide, lui rappelant l’indicible désertion qu’elle ne pouvait pas pardonner. Et pourtant, la Déesse seule savait combien elle voulait le garder égoïstement près d’elle, combien elle ne supporterait pas qu’il disparaisse de nouveau. Pour l’heure, néanmoins, elle n’était pas prête à lui pardonner ces deux dernières années.

Lucrece se défit de l’emprise de Rheddyn et baissa les yeux pour la première fois depuis le début de leur rencontre. « Je suis désolée, s’excusa-t-elle, mais… » À vrai dire, elle ne savait pas très bien pourquoi elle s’excusait. La colère étouffée la laissait vulnérable. Elle ne le supportait pas. Elle recula d’autant plus jusqu’à ce que son dos entre en contact avec Svarand qui gronda doucement, prêt à attaquer si elle le lui demandait. Lucrèce sentit les larmes lui monter. « Je vais retourner au campement. On m’attend. » bafouilla-t-ellle. Sans attendre une seconde de plus, elle s’élança dans les bois, suivie de prêt par sa wyverne. Les branches dénudées fouettaient ses bras, abimaient ses vêtements, mais elle n’en avait cure. Elle ne pensait plus qu’aux larmes qui roulaient sur ses joues et dont la chaleur lui rappelait les mains de Rheddyn. Parvenue suffisamment loin du mercenaire, Lucrèce s’arrêta et se jeta dans le réconfort que lui offrait Svarand, appuyant sa tête contre celle de la créature écailleuse. « S’il te plaît, Svarand, reste près de Rheddyn. Veille à ce qu’il ne lui arrive rien cette nuit. » Non pas qu’elle sous-estimait ses capacités martiales, au contraire, mais elle préférait autant que son plus fidèle ami veille sur le sommeil de son ancien camarade.

Après quelques minutes, Lucrèce parvint à se ressaisir. Elle prit une grande inspiration avant de se diriger vers le campement tandis que Svarand partait dans la direction opposée, en quête de Rheddyn. Elle retourna à ses tâches habituelles comme si rien n’était arrivé. La seule mention qu’elle en fit fut la lettre qu’elle adressa à Caspar quand bien même il lui avait promis une rencontre dans une lune. Ses tourments ne pouvaient pas attendre si longtemps.

Lucrèce revit Rheddyn en rêves, cette nuit là. Ses cheveux blonds, son rire sincère. Puis les maisons en feu et l’horreur dans son regard. Elle se réveilla en sursaut à plusieurs reprises.

Le lendemain matin, Lucrèce se réveilla à l’aube après un sommeil agité. Sans réfléchir aux ennuis qu’elle pouvait s’attirer en quittant le campement sans prévenir quiconque à une heure si matinale, elle prit le chemin de la forêt dans laquelle elle avait rencontré Rheddyn la veille. Elle avait besoin de le revoir, maintenant que ses pensées étaient plus claires. Maintenant qu’elle s’était faite à l’idée de le revoir. Après quelques minutes de marche rapide, Svarant fit son apparition devant elle. « S’il te plaît, guide moi à lui. » Le dragon fit un signe de tête à son ami lui indiquant de le suivre. Elle accéléra le pas pour se mettre à son niveau avant de poser sa main sur les écailles de la wyverne. « Merci d’avoir veillé sur lui, Svarand. C’est promis, je lustrerai tes écailles aujourd'hui. »

Le départ précipité de la jeune femme avait laissé planer le doute sur son retour potentiel. Dans ses derniers mots il avait pu distinguer quelques excuses à peine audibles, chuchotées comme si elles avaient été arrachées contre sa volonté. Il n'avait pas bien saisi la raison de ces dernières et laissa libre cours à son interprétation. Rheddyn ne sut s'il reverrait Lucrèce avant son départ, la fierté d'une femme blessée pouvant parfois être si forte que cela n'était pas improbable. Il se tiendrait néanmoins à ses mots et passerait la nuit dans le coin, attendant de voir si le pardon était encore envisageable. C'est ainsi qu'il passa le reste de la journée à tourner en rond, recherchant une grotte assez large et confortable pour y passer une nuit froide. Après quelques heures de recherches et quelques surprises - notamment un endroit sombre plein d'ossements de petits gibiers - il finit par poser son sac de voyage dans une crevasse qui l'abriterait du vent en lui offrant suffisamment d'espace pour se permettre une nuit agitée.

L'ancien roturier alluma un feu discret mais assez présent pour être source d'un confort sommaire. Il avait parfaitement conscience que les prochaines heures seraient assez longues, la discussion avec la soigneuse ayant été mouvementée. Les yeux mis clos, le mercenaire devait composer avec toutes ces pensées tour à tour floues et contradictoires. Il repensa à l'académie, à ce bal qui fut sans doute un tournant, à la révolution d'Edelgard et ce qui en suivit. Il continuait de penser qu'il avait pris la bonne décision mais la peine de Lucrèce venait à remettre en cause sa façon de faire. Peut être avait-il effectivement manqué de tact et aurait du se montrer moins tranchant dans ses décisions.

Alors que la nuit accablante poursuivait son chemin inlassable, le combattant distingua quelques bruits d'ailes imposantes à l'extérieur. Machinalement il se redressa et tendit la tête en dehors de la crevasse. La monture de Lucrèce volait quelques mètres plus haut et cela ne pouvait être un hasard. L'espace d'un instant il songea que la jeune femme avait donné pour consigne à la créature de venir clore le sujet de façon définitive, puis il se ravisa à mesure que son esprit se tira de ce demi sommeil. Il semblait plus probable que l'animal veillait justement à ce qu'il ne lui arrive rien. Sur cette idée agréable, Rheddyn se recoucha et la suite de la nuit fut plus douce.

Tiré de son sommeil aux premières lueurs de l'aube, le jeune homme avait déjà éteint son feu, estimant avoir pris suffisamment de risque qui aurait pu éveiller quelques soupçons. Il partit donc chasser de quoi se nourrir plus tard et finit par trouver son bonheur dans cette forêt foisonnante de divers petits gibiers. Lorsqu'il revint devant sa modeste demeure son cœur se serra encore lorsqu'il aperçut son amie se tenant à l'entrée. Elle avait fini par venir, faire omission de ces peines et lui donnait une nouvelle chance. Ou bien peut être était-elle simplement venue lui dire adieu. Il n'en savait rien mais pourtant un soulagement profond s'empara de lui alors qu'il l'observait si matinale. Il s'approcha sans discrétion pour lui signaler sa présence. « Je suis content que tu sois là. J'avais peur que tu ne viennes pas. » Alors qu'elle se tourna vers lui, il put constater à quel point le matin n'avait que peu d'emprise sur elle. Il fut bien forcé d'admettre que son regard sur la noble n'était plus le même qu'il y a trois ans. Il chassa néanmoins ces pensées. « Je ne sais pas si ta nuit a été aussi courte que la mienne, mais je crois que je dois te remercier d'avoir veiller sur moi ! » Un sourire plein de malice vint accompagner la remarque, comme pour s'amuser à déstabiliser la visiteuse. « J'espère que tu as eu le temps de réfléchir Lucrèce... car pour ma part je n'ai aucun doute sur le besoin de t'avoir dans mon quotidien. Qu'importe s'il s'agit bien d'écrits, je ne veux pas reproduire ces trois années. Je sais que nous avons des différences de point de vue. Mais cela n'entrave en rien tout le bien que je pense de toi. » À la diction de ces mots il alla poser le bénéfice de son excursion matinale et revint faire face à sa priorité du moment. Il aurait aimé l'entourer de ses bras pour lui signaler son envie de ne plus disparaître mais s'abstint, son tempérament étant tellement impulsif qu'il ne souhaita prendre le risque de la braquer. Pendu à ses lèvres, il espérait que le dénouement de cette histoire soit à la hauteur de ses attentes. 

Lorsque Lucrèce parvint enfin à l’entrée de la cavité dans laquelle Rheddyn s’était réfugié pour la nuit, elle fronça les sourcils en constatant l’évidence. Son ami n’était pas là. Elle se retourna vers Svarand ; son visage trahissait la confusion autant que la déception qu’elle ressentait. « Tu penses qu’il est parti sans m’attendre ? » lui demanda-t-elle, quand bien même elle savait pertinemment qu’il était ridicule d’attendre une réponse construite d’une Wyverne. Elle poussa un soupir agacé avant de faire quelque pas devant les restes d’un feu. Comment avait-elle pu se montrer si stupide. Bien sûr, elle l’avait blessé par ses paroles et il était parti plus tôt que prévu. Comment aurait-il pu prévoir qu’elle reviendrait, après les mots sévères qu’elle lui avait adressé la veille ? Lucrèce prit une grande inspiration tout en s’efforçant de penser que c’était une bonne chose, qu’il soit reparti. Ainsi, elle ne repenserait plus à la trahison ultime qu’il avait commise contre son pays. Contre tous ses amis. Contre elle. De plus, elle ne pouvait se permettre de fréquenter un vulgaire mercenaire. Elle se refusait à cette idée du mieux qu’elle pouvait, cherchant à se persuader qu’elle ne ressentait que de l’indifférence, au mieux de la joie, face au départ du déserteur.

La soigneuse était si prise dans ses pensées qu’elle n’entendit pas Rheddyn arriver de la forêt. Elle ne s’aperçut de sa présence que quand il lui adressa quelques mots d’une voix douce. Lucrèce se figea sur place, abasourdie, avant de se retourner vers lui sans même chercher à dissimuler son étonnement. « Rheddyn… » murmura-t-elle dans un souffle. Elle peinait à se ressaisir, honteuse des pensées qu’elle avait eu à peine quelques secondes auparavant. « Ce n’est pas moi qu’il faut remercier, c’est Svarand. » Elle posa sa main délicate sur l’encolure du dragon avant de lui intimer à l’oreille d’aller se reposer dans les environs. Après tout, c’était bien lui qui n’avait pas dormi pour veiller sur le sommeil de Rheddyn. De son pas fier caractéristique, Svarand se dirigea sous un arbre non loin des deux humains et se blottit contre le tronc avant de s’assoupir. Lucrèce, quant à elle, n’avait pas détaché les yeux de Rheddyn. C’est lorsqu’elle aperçut le gibier que Rheddyn avait en sa possession qu’elle comprit sa méprise. Il n’avait pas repris la route, il était simplement parti chasser. La jeune femme avait honte d’avoir si vite conclu à une pareille idée. Perdue dans embarras, elle resta muette jusqu’à ce que Rheddyn poursuive. Elle leva les yeux vers lui lorsqu’il mentionna le besoin qu’il avait de l’avoir dans son quotidien et rougit légèrement à cette idée. Si la guerre ne les avait pas séparés si longtemps, elle aurait sûrement plaisanté sur ces paroles en lui faisant croire qu’elle comprenait qu’il s’agissait là d’une déclaration d’amour et qu’elle était ravie de le compter parmi ses prétendants. Elle sourit nostalgiquement à ce souvenir de l’époque où elle lui avait appris l’art du thé pour faire de lui un galant convenable.

Afin de libérer ses mains, Rheddyn s’écarta d’elle pour déposer ses victuailles près de la cavité qui lui avait servi d’abri. Elle le regarda s'éloigner d'elle, contempla son dos tandis qu'il marchait dans une autre direction. Son coeur se serra à nouveau lorsqu'elle repensa à ce qu'elle avait ressenti en croyant qu'il était parti sans lui dire adieu. Quand elle pensa qu'il se remettrait bientôt en route. Elle l'avait déjà perdu une fois, elle ne surporterait pas que cela arrive de nouveau. Et cela quand bien même la plaie était toujours vive, quand bien elle ne pouvait s'empêcher de repenser encore et encore à la désertion de Rheddyn, elle ne pouvait se résoudre à le laisser partir de nouveau sans un mot. Quoiqu'elle fasse, qu'elle renonce à lui ou qu'elle lui permette de mettre un pied dans sa vie, elle en souffrirait.

Lucrèce attendit une ou deux secondes après qu'il ait commencé à s'éloigner avant de s’élancer à sa suite. Elle lui laissa tout juste le temps de se défaire du bénéfice de sa chasse et se retourner avant de se blottir dans les bras du mercenaire. Elle espérait qu’il ne rejetterait pas ce geste d’affection soudain mais elle avait besoin de ce contact, de retrouver la tendresse qu’elle éprouvait pour son ancien camarade. Elle appuya son front contre l’épaule du jeune homme tout en réfléchissant aux paroles qu’elle lui adresserait. Si elle était venue encore pleine d’une colère néanmoins plus calme que la veille, désireuse de lui expliquer qu’elle ne lui pardonnerait jamais et qu’elle ne voulait plus jamais le revoir, ses projets avaient changés dès lors qu’elle l’avait cru reparti avant de le retrouver. Elle aussi ne voulait plus se passer de lui dans son quotidien. Pourtant, la douleur était vive quand elle repensait à la désertion. Elle se mordit la lèvre inférieure avant d’enfin parler. « Je peux peut-être tenter de pardonner ton départ. Je pense. » Elle marqua une pause et laissa échapper un soupir tremblant. « Mais ce n’est pas sans condition. J’en ai deux, à vrai dire. » De nouveau, elle s’arrêta, cherchant les mots les plus à même d’exprimer sa pensée. « Si tu te rachètes pour être parti pendant trois ans… et si tu promets de ne plus disparaître comme tu l’as fait… je pourrai envisager de tolérer l’idée de ce que tu as commis. » Elle estimait sa formulation maladroite mais n’avait pas trouvé de mots plus justes. « Et si tu disparais de nouveau, poursuivit-elle d’un ton plus sûre d’elle désormais, tu seras mort pour moi. » Elle s’écarta légèrement afin qu’il puisse voir l’expression malicieuse derrière elle cachait la peine que lui provoquait cette idée. « Bien sûr, je m’arrangerai personnellement pour que la réalité corresponde à cela si nos chemins venaient à se croiser de nouveau. »

Le contact de Lucrèce venue se blottir contre lui avait arrêté le temps. L'espace d'un instant il ne pensa plus à la guerre ni aux drames qui l'accompagnaient. Seul comptait la présence de cette femme dans ses bras. Presque naturellement il referma ces derniers autour de la rouquine comme pour empêcher tous maux de l'atteindre. Elle lui était précieuse et il ne s'agissait plus de le nier. Sa tête contre son épaule avait trouvé une place qui semblait lui aller à la perfection et il apprécia ce sentiment de plénitude qu'il n'avait plus connu depuis des lunes. La vie semblait lui offrir un court instant de répit et il le saisit à la volée. Lucrèce attendait de lui des garanties, des promesses qu'il pouvait aisément lui offrir et tenir. « Je ferai ce qu'il faut pour obtenir ton pardon. Je le souhaite plus que tout. » Il la serra encore plus fort contre lui. « Je ne peux me rattraper auprès de l'empire, mais je le ferai auprès de toi. Jamais plus tu ne me perdras et je te promets d'être là pour toi, de faire mon possible pour contribuer à ton bonheur. »

Rheddyn souhaitait ardemment qu'elle en ait conscience. Que sa confiance fragile prenne un essor mérité et qu'il retrouve la place qui était la sienne dans le passé. Il accompagna ses mots d'un baiser déposé sur le front de celle qui se trouvait contre lui avant de lui rendre sa liberté. Il était parcouru d'un sentiment étrange auquel il ne souhaitait pas laisser de place. Ces retrouvailles avaient été bien plus intenses que prévu et il ne pouvait clairement l'expliquer. Était-ce parce qu'ils avaient vieilli ? Cette chose qui lui serrait l'estomac avait-elle en réalité toujours existé ? Tout ce qu'il savait avec certitude c'est qu'aujourd'hui marquait un tournant dans leur relation. Néanmoins il ne pouvait se résoudre à reconnaître que Lucrèce puisse ressentir la même chose. Elle venait d'une des familles les plus puissantes de l'empire et le statut importait encore dans son monde. Il n'existait pas d'univers dans lequel une Hevring donnerait sa chance à un enfant des rues d'Enbarr. Il reprit donc ses esprits et sourit à sa naïve pensée. « Je t'assure que tu n'auras jamais à te débarrasser de moi ! Alors oui, nous nous recroiserons. Encore et encore … Ne t'en fais pas pour ça. Je compte rester le plus vivant possible à tes yeux. »

La jeunesse et la fougue d'Enbarr les emmenèrent ensuite vadrouiller quelques instants au cœur de la forêt avec la complicité de Svarand avant qu'elle ne finisse par reprendre ses activités. Lucrèce et Rheddyn passèrent ces cours moments à se remémorer les doux et légers souvenirs de l'académie comme si le monde n'était pas dans cette situation critique. La méfiance et la confiance se succédaient souvent mais leur relation était dans une réelle phase de reconstruction. Les deux jours qui suivirent furent similaires, plein de promesses et de tendres ambiguïtés qui mettaient à mal les idées du jeune homme. Enfin vient le moment où Lucrèce et lui se quittèrent dans une dernière étreinte et un regard qui appelait les deux membres de l'empire à vite se revoir. C'est ainsi que Rheddyn reprit sa route, sans se retourner, mais avec cette fois l'intime conviction de ne plus quitter son amie quelqu'en soit le prix.