Qui aurait pu croire que préparer un thé pourrait s'avérer être aussi compliqué ?
Malgré les épreuves qui lui avaient permis de développer son sens de la créativité ces dernières années, Aristide se montra curieusement malhabile lorsqu'elle entreprit de préparer une simple boisson pour son futur invité. La table était joliment apprêtée de blanc et n'attendait plus qu'à être salie par des miettes de biscuit. La demoiselle nivéenne avait, par ailleurs, fait un effort terrible pour ne pas dérober l'une des nombreuses petites pâtisseries disposées sur un présentoir, en bord de table, avant l'arrivée de son compagnon. La tentation était grande, mais elle devait jouer la personne civilisée, celle qui ne se permettrait jamais de manger tant que le protocole ne l'aurait pas autorisé. Ses doigts hésitants frôlèrent différentes feuilles sans savoir vraiment lesquelles choisir ; il y avait également des pelures de pommes, des graines fermentées et séchées, du gingembre, des petites fleurs de lavande, des pétales de roses, des herbes et des fruits secs à sa disposition, alors que leur arôme insistant taquinait son odorat sensible.
Apparemment, c'était cela, « la préparation d'une séance de thé ». Elle aurait pu rebrousser chemin face à la méconnaissance de la chose à laquelle elle s'adonnait, mais la curiosité était beaucoup trop tenace pour qu'elle y renonce : Aristide voulait découvrir cette tradition que l'on disait propre aux nobles, alors si le prix à payer devait être un début catastrophique dans le milieu, ainsi soit-il.

Du reste, si elle ne connaissait pas toutes les recettes propices à la préparation du thé le plus exquis de Fodlan, la Faerghusienne pensait néanmoins pouvoir se débrouiller. Normalement. Elle savait que le « thé des Saints » était composé d'herbes amères – on pouvait facilement en trouver au marché de Galatea -, que les pelures de pomme pourraient suffire à donner leur goût à une boisson, et qu'il existait un thé qui nécessitait simplement de l'utilisation de gingembre pour être fortement appréciable au goût. Elle n'avait encore jamais essayé d'en préparer mais elle s'imaginait que cela ne devait pas être si compliqué … n'est-ce pas ? L'eau bouillait ; elle avait juste à attendre l'arrivée de son futur interlocuteur, désormais. Bien.

Elle n'eut qu'un léger sourire courtois pour ce jeune homme aux cheveux bleutés qui s'asseyait face à elle, lorsque le moment fatidique arriva.

« Bonjour. » le salua-t-elle d'une voix posée. Il portait une armure : un jeune militaire ayant participé à la guerre des trois Nations, sans doute ? Mais à laquelle appartenait-il ? Elle le saurait bientôt, elle l'espérait. « Je me présente : Aristide Heath. Et vous, monsieur ? J'ai préparé du thé en vous attendant. » renchérit-elle en portant poliment sa main au niveau de son poitrail. La sœur d'Allsen voulait se montrer le plus aimablement possible. A défaut de se sentir à l'aise avec des inconnus, elle souhaitait que ce sentiment désagréable ne fleurisse pas dans le cœur du garçon qui partageait sa table. Il lui répondit qu'il s'appelait Caspar von Bergliez. Un nom de noble, eh bien. « Enchantée, alors, monsieur von Bergliez. Auriez-vous une préférence pour un thé ? J'ai des herbes, des pétales de lavande et de rose, du gingembre, des fruits secs … Nous avons de quoi faire, je pense. » Elle ponctua sa réplique d'un nouveau sourire aimable. Il lui demanda s'il pouvait avoir un thé au gingembre. La femme à la chevelure immaculée opina de la tête et prit l'ingrédient maître de ce mélange. Bien … Faut-il l'immerger délicatement dans l'eau, comme on le ferait pour les feuilles ? Elle tira une petite moue hésitante, passablement déçue qu'elle puisse se poser une telle question. Pour chasser le désagréable, elle leva ses yeux clairs vers le visage de son allocutaire et reprit, tout en immergeant le gingembre. « Je dois vous avouer que je n'ai pas l'habitude de prendre un thé. Parmi toutes ces variétés d'ingrédients, je m'y perds un peu. Seriez-vous un habitué de cette boisson ? Si telle est le cas, j'adorerais pouvoir profiter de vos conseils pour choisir le meilleur thé possible. Oh, bien sûr, vous n'y êtes pas obligé … ! »

Elle devait reconnaître qu'elle était tombée sur un oiseau plutôt intéressant à observer. Tantôt de ces sourires et de ces expressions dans le regard qui poussaient autrui à se détendre, son corps semblait prendre ses aises au contact de la table comme s'il s'agissait pour lui d'une simple entrevue habituelle, une formalité, sans enjeux sociaux à disputer avec elle à ses côtés. Le considérant d'un œil empli de curiosité, elle tint toutefois son intérêt à distance respectueuse, se gardant bien de s'approcher au risque de se brûler, la posture droite sur sa chaise, le corps outre les mains ou les genoux loin du toucher de la nappe à la teinte immaculée. Malgré l'amabilité dont ses sourires voulaient se parer, Aristide ne se fit pas d'illusion quant à ce qu'elle pouvait penser actuellement de son allocutaire. En tant qu'inconnu, il était de facto une éventuelle nuisance à ses yeux.
Le soldat aux épis céruléens, en attendant, lui fit remarquer – son sourire vacilla légèrement au son de sa voix – « qu'elle semblait avoir dû mal à préparer du thé alors que ce n'était pas compliqué. »

« Sans doute. » admit-elle en quelques instants, un rictus mi-amusé mi-embarrassé gravé sur les lèvres. Il n'avait pas tort sur le sujet, évidemment, mais sa remarque demeurait humiliante pour celle qui avait essayé de faire des efforts pour se mettre au niveau de son compagnon.

Sitôt que son interlocuteur eut embrayé sur un autre sujet, la jeune femme chassa cette légère déception de ses pensées. Il n'y avait rien de tragique à ce que l'on souligne les choses qu'elle n'exécutait pas correctement. Cette pensée optimiste fut un peu moins vraie lorsque Caspar s'intéressa à sa demande d'assistance pour son choix de thé, ne semblant pas comprendre la définition de « meilleur thé » et qui, pour comble du comble, osa insinuer – peu importe les termes qu'il avait choisis, c'était cette nuance qu'elle avait saisi venant de lui – que le thé au gingembre calmait les douleurs musculaires mais qu'elle n'avait pas l'air de quelqu'un qui en avait besoin. Un nouveau sourire se forma sur ses lèvres, et elle lâcha aussitôt un petit rire gêné.

« Etes-vous en train d'insinuer que j'ai l'air d'une demoiselle qui ne se foule pas énormément ? »

Dans ce cas, à quoi lui faisait-elle penser ? Quel métier pensait-il qu'elle exerçait dans la vie quotidienne ? Peut-être devait-elle se conforter dans cette remarque embarrassante qu'elle ne ressemblait pas à une mercenaire, et encore moins à une voleuse, et ainsi que ses coups de velours passeraient plus facilement inaperçus si on essayait de l'accuser. Dans le cas contraire, il lui semblait qu'indirectement on essayait de lui soustraire toutes les frustrations qui avaient pu habiter son cœur plusieurs années auparavant, la résumant à l'image d'une jeune fille qui avait peut-être eu une vie plus paisible qu'elle ne l'avait été en réalité. Une fille qui, si elle se présentait en tant que mercenaire, aurait droit à des rires au nez parce qu'on ne la prenait pas au sérieux.
De nouveau, Aristide décida de faire la part des choses et d'oublier le possible malentendu. Fodlan était remplie de souffrances et elle savait qu'elle était loin d'être la seule – beaucoup d'autres avant elle avaient vécu des choses encore plus dramatiques.
Et puis, encore, Caspar n'était rien d'autre qu'un inconnu pour elle, tout comme elle n'était rien d'autre qu'une inconnue pour lui. Ils ne savaient rien l'un de l'autre. Derrière cette expression pleine de vie qu'il arborait, peut-être se cachait-il un homme avec des secrets beaucoup plus profonds que cela. Son regard suivit la main du garçon qui se saisissait d'un beignet au sucre sur le présentoir. Bien qu'il lui ait gentiment proposé de terminer sa tasse dans l'éventualité où elle n'aimerait pas le goût du thé au gingembre, Aristide savait qu'elle ne lui laisserait pas toucher à une chose qui lui avait été servie gratuitement. Elle finirait ce thé, jusqu'à la dernière goutte, car il était question d'une aubaine qui ne se présenterait peut-être pas une nouvelle fois dans le futur.

« Par meilleur thé, j'entendais une saveur si communément appréciée par la population de Fodlan que j'aurais eu de grandes chances de l'apprécier également du premier coup. » Dans les faits, cet indice ne voulait pas dire grand-chose : les goûts et les couleurs ne se discutaient pas, et Fodlan aurait pu totalement apprécier un thé en particulier que cela aurait pu ne pas être le cas pour elle tout de même. Ses pupilles célestes dérivèrent sur le gingembre qui imprégnait présentement l'eau de ses propriétés. « D'après ce que vous me dites, vous êtes d'ascendance noble, n'est-ce pas ? Je me suis toujours demandé si les séances de thé étaient aussi fréquentes chez les nobles que ce que prétendent les on-dit ; est-ce votre cas ? » La question était rhétorique. Il aurait été bien curieux que Caspar lui réponde par la négative ; il semblait savoir comment préparer du thé et quelles vertus on pouvait tirer de chacune de ses variétés. Aussi renchérit-elle comme si de rien n'était, penchant légèrement la tête de côté. « Vous en préparez souvent ? Pour vos amis, peut-être ? Comment cela se passe-t-il ? Il y a des codes à respecter ? Oups. Je ne voulais pas que cela ressemble à un interrogatoire ... » La vérité était que c'en était un peu un, mais elle ne voulait pas risquer de possiblement le contrarier et ainsi de perdre toute chance d'obtenir au moins une réponse à ses questions.

Il y avait aussi cette armure, ces gantelets qu'il portait sur lui malgré leur entrevue pacifique. Aristide le trouvait bien jeune pour être un combattant mais elle comprenait que les circonstances difficiles ne puissent être traitées qu'avec des mesures du même acabit. Peut-être n'avait-il pas eu le choix, ou bien peut-être allait-elle encore apprendre une nouvelle chose sur les nobles aujourd'hui.

« D'ailleurs … Vous faites partie d'une armée, c'est ça ? Enfin … Vous avez tout l'air d'être un combattant. Quelle armée servez-vous ? Quel est votre grade ? » s'enquit-elle une fois encore, sans trop savoir comment se conduire afin qu'il n'interprète pas toutes ses questions comme une intrusion. Sa curiosité était l'un de ses plus grands défauts. Elle eut un hochement de tête lorsqu'il lui répondit appartenir à l'armée d'Adrestia en tant que général de division depuis 1181. Elle haussa les sourcils d'étonnement avant de se forcer à se radoucir. Quelle surprise. Elle ne s'imaginait pas qu'il faisait partie de l'Empire. Ce même empire qui essayait depuis quelques années d'assiéger les pays environnants – le Royaume en particulier, son royaume, ses terres, ses platebandes. Si elle ne ressentait pas le besoin ardent de l'insulter pour des choses dont il n'était peut-être pas volontairement responsable comme certains autres l'auraient fait, elle se dit que cette rencontre imprévue pourrait être une bonne occasion d'en apprendre plus sur le profil des fameux envahisseurs de sa contrée. Commençons par le début : qu'est-ce que c'était, un général de division ? « Oh ! Qu'est-ce que c'est, un général de division ? Je ne m'en doutais pas … Je m'imaginais que vous n'étiez qu'un simple soldat. »

Ce n'est que lorsque sa franchise sévit qu'elle se rendit compte que sa dernière remarque pourrait être mal perçue. Un simple soldat. « Oui Caspar, je m'imaginais que vous n'étiez qu'un bon à rien occupé à manger tous les beignets au sucre de l'armée pendant que vos supérieurs, eux, faisaient la guerre. » A cette pensée qu'elle argumentait son propos de cette façon, elle lâcha un léger gloussement amusé et porta sa main à son menton.
Au moins, désormais, ils étaient deux à être tristement réduits à quelque chose qu'ils n'étaient peut-être pas en réalité. Pourrait-il lui pardonner sa maladresse, sachant qu'il n'avait pas été plus délicat avec elle quelques instants plus tôt ?

Elle approcha l'une de ses mains du thé, sentit la chaleur en émaner dangereusement – et avec une précaution intriguée, s'en saisit par l'anse pour ne pas en payer les frais. Elle regarda son invité et lui demanda sur un ton se voulant tranquille :

« Je crois que c'est prêt. En voulez-vous ? Tendez-moi votre tasse. »

Sa déception se radoucit lorsque le soldat prétendit qu'il ne le disait pas à mal.

« Je vois. » concéda-t-elle en ne rajoutant rien, les prunelles valsant entre son visage et la boisson fumante qu'il lui tardait de servir. Ses propos concernant les habitudes des nobles l'intriguèrent ; elle avait sa propre idée de ce qu'était la noblesse mais il fallait avouer que Caspar n'y répondait guère. Par conséquent, elle ne savait réellement si son caractère lui déplaisait tant que cela. Il lui semblait plutôt honnête – franc, tranchant comme une lame – et simple dans sa façon de faire. Tâter ses invités sur le terrain d'entraînement plutôt que de les inviter à goûter ? La Faerghusienne aurait été curieuse de voir comment il s'y débrouillait. La pensée lui fut amusante.
Consciente que cela ne constituait pas toute l'étendue de ce qu'il lui dirait durant leur conversation, elle opina doucement de la tête, dans l'impatience de connaître la suite logique de ses questions dans sa propre bouche.

Un bruit de porcelaine.

L'éclat de voix qu'elle entendit ne fut pas celle à laquelle elle s'attendait. La demoiselle opaline écarquilla les yeux en voyant Caspar projeter sa tasse contre le sol, celle-ci se brisant en mille morceaux sous l'impulsivité de son geste. Était-ce la remarque sur le simple soldat qui avait été de trop ? Pleine d'incompréhension, elle sentit ses muscles se tendre d'appréhension et de méfiance tandis que sa chaise se reculait légèrement, presque mécaniquement, par instinct de défense – elle ne pouvait rester indifférente face à un homme qui pouvait casser de la porcelaine à la moindre maladresse commise à son égard. Le rythme cardiaque s'emballant, son instinct lui soufflant que la menace la surplombait dangereusement, elle le considéra longuement, les prunelles plissées, dans l'attente que la situation se rétablisse à un point viable avant de se décider à se radoucir. Son cerveau voulait absolument analyser son interlocuteur avant d'agir en conséquence. Allait-il se calmer pour de bon ? Ou devait-elle craindre – que les hommes civilisés étaient inquiétants ! – qu'il ne cherche à la briser comme du verre, elle aussi ?

Que venait-il de se passer ? Confondre un général de division avec un soldat était-elle une faute aussi grave qu'elle ne le pensait ? Elle en oublia presque la présence de la théière brûlante dans ses mains.

« ... »

Reine du silence, elle se contenta de l'observer. Son regard azuréen ne croisait pas le sien et elle ne savait pas vraiment si elle aurait tant aimé qu'il lui fasse cette grâce.

Rêvait-elle, ou fermait-il les yeux pour se détendre ?
Rêvait-elle, ou était-il en train de se gratter frénétiquement la tête ?
Rêvait-elle, ou était-il en train de faire des sortes de petits bruits de frustra... Non. Décidément, tout ceci la dépassait. Elle ne put s'empêcher de ressentir une sensation désagréable mais drôlement familière, s'insufflant à la hauteur de sa cage thoracique alors qu'elle le voyait en proie à une sorte de dilemme qu'elle ne comprenait presque pas. En concentrant son attention sur cette sensation qui la rongeait, Aristide reconnut sa signification et réprima un froncement de sourcils frustré. Elle préféra attirer son attention sur Caspar qui était, honnêtement, un petit bonhomme vraiment surprenant, à la limite de l'inquiétant.