Tout était allé vite, pas vrai, Nìna ? Trop vite, même. Il y a encore quelques jours, tu combattais les forces de l’Alliance réfractaires à l’Empire et maintenant… Maintenant tu te trouvais là, assis à côté d’un feu de bois, seul pendant ton tour de garde – mais te sous-estimer serait une erreur. Tes sens toujours aux aguets, tu observais par-delà les frontières formées par les lignes armées, les petits points brillants, parsemant l’obscurité de ça, de là.  D’autres feux de camps, ceux des soldats de l’Alliance qui vous opposaient résistance jusque-là, probablement.

Et maintenant vous étiez en trêve. Qu’il est étrange de considérer cette possibilité, pas vrai, Nìna ? Tu n’aurais jamais imaginé voir ta sœur plier devant qui que ce soit. Mais eux… Tu n’étais pas étonné, finalement. Et tu suivrais les directives de la souveraine d’Adrestia. Car c’était ce à quoi tu t’étais dédié toute ta vie.

Et puis quelque part, tu es effectivement soulagé que les combats cessent, au moins temporairement. Les morts hurlent déjà bien fort dans ta tête, lorsque ton esprit danse avec l’insomnie. Inutile de rajouter d’autres voix à cette cacophonie. Pour l’instant.

Huguette, couchée derrière le tronc d’arbre sur lequel tu es assis, n’ouvre qu’un œil en entendant quelqu’un approcher. Elle connait ce pas, et toi aussi, Nìna. Tu offres un sourire non feint – le premier depuis fort longtemps ? – à ce jeune homme que tu as choisi de prendre sous ton aile. « Lewis. Bonsoir. Vous ne parvenez pas à trouver le sommeil ? » Ta voix est douce, Nìna.

Mais terriblement vide.

La nuit, les heures se plaisent à se perdre dans des longueurs irréelles, les rêveurs y trouveront leur compte, mais les pécheurs tels que moi n'y trouveront que la peine d'être hantés par leurs démons dans une veine tentative de trouver le sommeil.
Les quatre dernières années, déjà, me semblait avoir duré le temps d'une vie entière. L'Académie des Officiers n'était plus qu'un lointain souvenir, et les couloirs du manoir des Hartverg avaient perdus, en mon esprit, leur réalité, appartenant à une époque que j'ai du mal à envisager l'existence passée, après toutes les épreuves traversées.

Immobile, allongé, je fixe la toile de ma tente, comme si dans les plis du tissus je cherchais une réponse aux questions qui me taraudent depuis trop longtemps aujourd'hui. Je ne comprends pourquoi ses interrogations persistent : le cesser-le-feu a été ordonné par l'impératrice, il est temps pour moi de me focaliser sur notre nouvel objectif. Et pourtant, je revois encore les visages des morts, qu'ils soient de Faerghus, Leicester, ou Adrestia, et malgré ma certitude que nos intentions sont les meilleures, encore j'hésite à envisager que les horreurs commises auraient pu être évitées.

Je soupire. Une nuit encore où je ne trouverai pas le repos. C'est devenu mon lot quotidien, avec le temps : à moins de tomber d'épuisement, la fatigue du jour ne m'apporte pas le repos de la nuit.
Je me redresse sur ma couche et, de la main, repousse le pan de toile qui sert de porte à ma tente pour m'en extirper. Une fois debout, je m'étire, jetant un coup d’œil aux environs, à la recherche, parmi les quelques feux de camp qui éclairent la plaine, d'une silhouette familière.

Le campement des éclaireurs se trouvent un peu à l'écart du reste des troupes : avec les hommes de la logistique et les derniers des tours de garde, nous sommes les premiers debout, puisque de nos actions dépendent la marche à suivre de la journée. A la guerre, chaque minute de repos compte, aussi, afin de ne pas déranger nos camarades, cette disposition d'aménagement est devenue une habitude.
Je salue de la main un de mes hommes, en garde pour les prochaines heures à venir, avant de m'en aller en direction des abords du campement principal. Après quelques minutes, l'ombre massive d'une wyverne posée près d'un feu m'indique que j'ai atteint ma destination.

Malgré les différents que nous pouvons parfois avoir, j'ai toujours admiré mon prince dans sa capacité à faire fi de son rang pour vivre la guerre comme le reste de ses hommes. Pas d'ordre jeté depuis un poste de commandement pour Nina, il émanait de lui une humanité, sûrement un peu naïve, qui forçait le respect.

-Bonsoir messire, je vois que votre perspicacité n'est pas altérée par l'heure tardive.

J'incline la tête vers Huguette en guise de salutations, avant de parcourir les quelques mètres qui me sépare du général pour m'asseoir à ses côtés. Mes yeux se perdent sur l'horizon, où l'on peut apercevoir les campements de l'Alliance, similaires aux nôtres. Un sourire un peu triste s'installe sur mes lèvres.

-J'ai beau me réjouir à l'idée que personne ne mourra demain, je ne peux pas empêcher l’inquiétude de me ronger. Après toute cette violence, la paix, même si temporaire et conditionnelle, me paraît être une chimère. Je dois bien vous avouer que la perspective des prochaines semaines me fait peur...

Réunir des ennemis pour se lancer à l'assaut d'un ennemi invisible et insaisissable... Voilà les perspectives qui nous attendaient. Et cela avait de quoi être terrifiant. Rien ne nous disait que l'Alliance et le Royaume tiendraient leurs engagements, et peut-être qu'un jour nous réveilleront aux côtés de camarades à la gorge tranchée... La guerre avait ébranlé la confiance que j'étais capable d'avoir en le genre humain, les dernières années avaient fait de moins quelqu'un de méfiant, presque paranoïaque, à bien des égards.

-Après, je me poserais pas de question si j'avais un bon lit dans lequel dormir le soir... Franchement, en tant qu'ex-écuyer du prince impérial, je devrais avoir le droit à un peu plus de confort que les autres troufions !

Je ris d'un rire jaune, qui sonne terriblement faux. Nina et moi savons pertinemment que ce n'est pas la qualité de notre literie qui nous empêche de trouver le sommeil, bien souvent...

La présence de ton ancien écuyer parvient tout de même à tirer ton faible sourire un peu plus haut, Nìna. C’est toujours ça de pris. Visiblement, vous êtes tous les deux piégé dans ce marasme de la guerre que seuls les plus sensibles de cœur et d’esprit –tant pis s’ils refusent de l’admettre – expérimente au point d’y sacrifier leurs nuits en songeant à ce qui aurait pu être fait autrement, pour sauver plus de vie. Tu connais ce refrain par cœur, Nìna. Tu le conjugues depuis même bien avant la guerre, également. Mais cette application fut compliquée et plus difficile à assumer que tu ne l’aurais – naïvement cru.

Car tu avais imaginé que la guerre serait pliée en quelques semaines à peine. Vous aviez tout pour vous : la force militaire, les armements, les techniques peaufinées dans le plus grand secret. Alors, quoi ? Comment expliquer que les lignes de fronts s’étaient stoppées si vite ? Vous aviez fait une avancée spectaculaire sur le flanc faerghusien mais l’Alliance résistait toujours bien lorsque l’annonce est tombée. Bon, ce n’était plus l’heure pour essayer de comprendre. Edelgard avait visiblement frayées avec « eux » et si la pensée militaire comprend ce raisonnement, ton ressenti personnel ne peut pas ne pas être heurté par cette révélation.

Pourquoi ? Pourquoi faire confiance à de telles personnes qui t’ont torturé à ce point pour vouloir faire de toi le réceptacle parfait de leurs projets fous ? Les cicatrices enflammées dans ton dos parlent pour toi, Nìna. Il te faudra un peu de courage pour affronter l’Impératrice à ce sujet, probablement. En attendant, tu préfères partager un moment avec le von Hartverg. Il est temps de vous accorder une pause dans cet affreux maelstrom, revenir à des sujets plus légers.

« Vous devriez essayer de négocier avec les habitants des villages alentours, je suis sûr que certains d’entre eux seraient ravis d’héberger un soldat impérial. » Si vie il y avait encore dans lesdits village, bien sûr. Remire n’était plus qu’un grain de sable sur la carte, après tout. Mais tu avais essayé de rebondir avec humour sur ce propos, préférant ne pas partager que toi aussi, tu as peur, Nìna. Quelque chose ne te permet pas de te sentir fondamentalement tranquille et ça t’agace.
Chaque chose en son temps, pourtant.

« Et qu’en est-il de votre sœur ? Aux dernières nouvelles, elle devait bientôt se marier, non ? Cette trêve vous offrira au moins l’opportunité de vous rendre à la cérémonie, j’imagine ? » Pauvre enfant, prise dans les filets d’une ambition qui la dévorerait à la première occasion. C’était une bien triste vie tracée pour une fille si prometteuse, bien que malhabile dans bien des sujets.

Mais qui étais tu pour te positionner à ce sujet, Nìna ?

Le faible sourire qui s'était fait une place sur mes lèvres disparaît aussitôt à la seule mention de Cassandra. Mon visage se referme, et je ramène mes genoux contre moi. Les émotions se mélangent dans mon esprit, entre colère et tristesse. La fatigue n'aidant pas, il me faut quelques secondes pour faire le tri dans mes idées, avant de pouvoir articuler une réponse au prince, l'air renfrogné.

-M'en parlez pas, messire, la simple idée de ce mariage me donne envie de me jeter de la falaise la plus proche.

Le ton est cassant, plein de verve, mais d'avoir craché mon venin, d'une certaine manière, m'apaise. Mon aigreur s'envole, et ne reste plus en moi qu'une mélancolie pesante. Les bras croisés autour de mes jambes, le menton posée sur les genoux, j'observe les lumière au loin, celles des troupes de Leicester, qui me rappellent le réel ancrage des paroles de Nina. Un soupir, avant d'expliquer le fond de ma pensée.

-Il me peine de la laisser entre les mains de l'Alliance alors même que la guerre n'est pas résolue. Cassie est terriblement niaise sur certains sujets, et je ne peux qu'imaginer qu'elle abhorre l'idée d'être mariée dans un but purement politique. Mais elle ne dira rien et ne s'y opposera pas... Ça n'a jamais été son genre.

Je ferme les yeux un instant. Ma chère sœur... Elle ne partage pas ses maux avec moi, mais je ne envisage que trop bien, malheureusement. Les guerres de ces dix dernières années auront causés bien du tort à notre famille.
Un mouvement d'Huguette, sur le côté, me tire de ma sombre méditation. Je rouvre les yeux et me tourne vers Nina.

-J'ai pu croiser mon futur beau-frère pendant que j'étais à l'Académie, et croyez-moi, c'est vraiment pas un cadeau que d'avoir à se le trimballer pour le restant de ces jours. Ça, et il semble parfaitement dénué de bon goût, au moins d'apparence...

Je m'étire pour reprendre une position plus confortable, mais une douleur fulgurante m'irradie le bras gauche. Je grimace en pressant le bandage qui comprime ma peau à quelques centimètres de mon épaule, sous ma chemise en toile de jute. Une blessure en souvenir d'une opération de reconnaissance qui m'avait été infligée il y a trois jours, alors que j'avais réussi par je ne sais quel miracle à échapper à tout sévices pendant les quatre ans que j'avais passé dans l'armée. Si ça n'avait été par la réactivité de mes soldats, j'aurais pu y laisser la vie.

-... Nos hommes se relâchent, Nina, et moi le premier. La fatigue des dernières années nous retombent dessus, et certains voient dans le cessez-le-feu l'amorce d'une fin de conflit. J'ai peur que nous ne baissions notre garde, alors que l'ennemi que nous allons bientôt affronter est probablement le plus coriace de ceux que nous ayons rencontrés jusqu'à maintenant.

Je jette un œil sur le campement, plus paisible ce soir qu'il ne l'a été depuis bien des mois. Beaucoup ont trouvé dans les annonces de nos supérieurs les calmants pour se permettre un repos bien mérité.

-Toujours pas de nouvelles d'Enbarr, je suppose ? J'ai bien peur que les dernières années m'aient conditionnées à ne plus pouvoir supporter l'inaction, il me tarde de partir d'ici.

M'éloigner au maximum de ces terres sur lesquelles ma sœur vivra bientôt.
Que n'aurais-je pas donné pour être à la frontière faerghusienne, en cet instant...

Ah… Contre toute attente, l’évocation du mariage de sa sœur ne mit guère Lewis en joie, Nìna. Tu pouvais aisément le comprendre. Il était facile de naître homme dans ce monde, bien plus que d’être une femme que l’on voyait souvent comme un ventre à marier – pensée rétrograde et désolante mais malheureusement bien trop commune encore. Toi-même tu ne pouvais te prononcer sur la question, on t’avait marié par intérêt, pour ton emblème et pour celui d’Esther. Aujourd’hui encore, tu ne sais pas si tes deux enfants ont hérité de votre emblème en commun et honnêtement, tu t‘en fiches.

La vérité, c’est que tu ne leur souhaite pas.

Porté un emblème est une douloureuse punition, tu en as fait les frais. Comme l’ensemble de tes frères et sœurs.  Mais ressasser le passé ne ferait que le rendre plus opaque et injuste qu’il ne l’est déjà. D’autant que les propos de Lewis sont plein de bon sens. Il te faut leur accorder l’attention qu’ils méritent, donc. « Oui, les soldats se relâchent, Lewis, mais je ne crois que pas ce soit là une mauvaise chose. Ils peuvent bien prendre quelques jours pour souffler après les années infernales que nous venons d’essuyer, vous ne pensez pas ? »

Tu en profites pour t’emparer d’une bûche neuve pour la lancer dans le foyer en face de toi, histoire de le nourrir. Ton regard se perd un peu sur l’obscur de la nuit. Freyr est parti chasser pour se nourrir il y a plus d’une heure maintenant, il ne devrait pas tarder à rentrer.

Tu expires un souffle qui te semble épais, pour peser de la sorte sur tes poumons. « Non, toujours pas. J’imagine que nous allons d’abord rejoindre le campement de l’Impératrice avant toute chose. » Il va vous falloir établir de nouvelles stratégies et rien que d’y penser, tu ressens un mal de crâne émerger du tréfonds de ta psyché. « Avez-vous une envie particulière d’affectation par la suite, Lewis ? »

Tu comprendrais qu’il ne veuille pas se retrouver – encore – en ligne de front et si cela était dans tes cordes, tu ferais en sorte de le ménager. « Vous avez fait des progrès, depuis l’Académie. »

A tous niveaux.

Les craquements de la bûche qui vient de s'ajouter au feu de camp me laisse un peu de temps pour réfléchir à la réponse que je peux donner au Prince. Je comprends son raisonnement, et pourtant, je n'arrive pas à y adhérer.

-Vous avez probablement raison, et on pourrait me taxer de paranoïaque à juste titre, mais je n'arrive plus à me faire à l'idée que de baisser sa garde puisse être une bonne chose... L'Alliance est trop hétéroclite pour qu'on puisse leur faire confiance, et tant qu'elle ne sera pas tombée, je m'attendrai toujours à ce que Leicester nous plante un couteau dans le dos.

Je soupire, avant de conclure.

-J'ai peur de ne pas trouver le repos tant que Foldan ne sera pas unie sous la bannière de l'Empire, ou tant que je ne serai pas mort.

Je me renfrogne quant à l'absence de nouvelles de l'État-Major. L'inaction me pèse d'autant plus que l'on sait que notre ennemi est bien en place et nous attends, qu'est-ce que peut bien prendre tant de temps aux gradés pour prendre une décision sur la mobilisation des troupes ? Je peste intérieurement mais contient tout commentaire désobligeant : ce n'est pas le moment de me disputer avec Nina.

Sa question, ainsi que sa remarque, me laissent interdit quelques instants. Je tourne finalement les yeux dans la direction du campement des éclaireurs, avant de répondre d'une voix pleine de lassitude.

-Je sais que je pourrais prétendre à mieux que ma position actuelle, tout mes anciens camarades de promotion sont des officiers haut-gradés, l'un d'eux a même été promu général, et moi je commande à une dizaine d'hommes dont-on attend assez peu. Mais ils comptent sur moi autant que je compte sur eux, et je n'ai pas l'intention de les lâcher pour me cacher derrière les lignes de front, quoi qu'il m'en coûte.

Je souris, conscient de la naïveté de mes propos, mais j'ai l'impression de m'être enfermé dans un cercle dont je ne peux m'échapper à servir l'armée adrestiane au plus près de mes subalternes, la vie d'officier ne me conviendrait probablement pas. Je ne sais que trop ce que cela fait, aujourd'hui, d'être envoyé en premières lignes pour me résoudre à y abandonner mes hommes.
Je me retourne vers le prince et adresse un commentaire à l'observation qu'il a faite sur ma personne.

-Je ne serais pas aussi catégorique que vous, pour être tout à fait honnête... Si on juge de mon habileté à l'épée, alors oui, j'ai effectivement progressé, puisqu'il faut dire que j'avais rejoins l'Académie en ayant surtout manié les arts magiques et que je partais de loin. En revanche, pour ce qui est du reste, j'ai l'impression d'avoir régressé sur bien de plans...

Depuis le début de la guerre, à défaut d'avoir perdu la vie, c'est ma fierté, mon égo et mes ambitions qui sont morts sous les coups de nos ennemis, ne laissant plus la place qu'à un instinct de survie exacerbé.

-J'ai perdu beaucoup de mon humanité, en quatre ans. Je marque une pause, avant d'adresser un sourire triste au prince. Mais je suis loin d'être le seul à être devenu moins humain, n'est-ce pas ?

Lewis avait toujours un don – pour ce que tu connaissais de lui, du moins – pour dire les choses franchement et surtout ne pas s’embarrasser de faux semblants qui n’avaient pas lieu d’être. Tu appréciais cela, Nìna. Pour autant, l’acidité de cette vérité, plus douloureuse qu’elle ne devait l’être pouce une personne telle que toi, parvenait toujours à te blesser. Comme si tu avais encore de l’espoir de voir les choses s’améliorer pour toi, Nìna.
N’y crois pas trop, tu vas te faire mal, encore.

« Évidemment, Lewis. Je crois avoir perdu l’entièreté de la mienne. » Tes yeux se perdent sur le brasier. « C’est sans doute ce qui a poussé Esther à partir également. » Bien sûr que non et au fond de toi, tu le sais, Nìna. Simplement, tu n’as eu de cesse de rejeter la faute sur ta propre personne. Tu j’existes que par ce spectre biaisé, sans doute. Il faudra te sortir la tête de là un jour, Nìna. Ou tu risques bien de tomber sous autre chose que des flèches en acier, à ce rythme.

« Tant que vous êtes satisfait, c’est l’essentiel, Lewis. Si vous êtes bien avec vos hommes, alors restez avec eux. Il serait cruel de ma part et de l’ensemble de l’Etat-major de vouloir vous prendre ce qui vous motive encore à rester parmi nous. » Et tu le pensais sincèrement, Nìna. Car si tu avais l’opportunité, tu choisirais de rester auprès de tes soldats en permanence. Malheureusement ce n’est pas toujours possible et à chaque trépas, tu te sens responsable, quelque part.

Douce culpabilité.

« Mais vous avez raison, un continent uni sous la bannière de l’Empire, comme au commencement, serait idéal. Et puis, qui sait, peut-être que de vous établir quelque part vous permettrait de continuer à vous exercer, si vous n’êtes pas satisfait de vos progrès. » Tu lui dédie un sourire. « Par ailleurs, si vous avez besoin d’aide, vous savez que vous pouvez me trouver, n’est-ce pas ? » Tu es sincère, Nìna.

Malgré les sourires et les encouragements, je sais qu'il y a dans l'âme du Prince une fissure qui s'est formée avec la guerre, et si je ne peux que me douter qu'elle s'élargit avec les jours qui passent, j'ai peur d'être bien incapable de réaliser à quelle point elle est profonde. Ce constat me ramène à la réalité du conflit, et du fait que je vois depuis des mois mon bienfaiteur sombrer lentement, malgré les apparences qu'il tente de sauver.

Alors les sourires s'envolent, l'ironie et la taquinerie perdent leur place dans la discussion, et je reste silencieux malgré sa question, le regard perdu au loin. Je repense à Dame Esther et aux enfants de Nina, que je n'ai vu qu'assez peu finalement, et au vide qu'ils ont laissé dans le cœur du Prince lorsqu'ils s'en sont allés. Trop ignorant de l'amour, je n'avais jamais trouvé les mots pour l'aider, si ce n'est quelques plaisanteries malhabiles et trop spontanées.

-Ce serait déplacé de vouloir vous demander de l'aide quand j'ai échoué à vous apporter celle dont vous aviez besoin, vous ne trouvez pas ?

Les alentours restent silencieux, même Huguette un peu plus loin se tient parfaitement immobile, comme si elle prêtait une oreille attentive à la discussion qui se déroulait maintenant sous ses yeux. A quelle point comprend-elle ce qui se dit ? C'est bien là le mystère des wyvernes : on les sait intelligentes, mais on peine à réaliser à quel point...
Le bois craque dans le brasier, comme une ponctuation au silence.

-Je ne veux pas être votre débiteur pour le reste de mes jours, Nina, je veux être capable d'apporter quelque chose à votre vie, et pourtant j'ai l'impression que vous m'avez définitivement échappé il y a bien des Lunes maintenant, quand ils sont partis.

Le bruit des pas d'un soldat patrouillant un peu plus loin sont la seule compagnie sonore que cette soirée semble disposée à nous offrir.

-En fin de compte, j'ai peur de la vie après la guerre, vous m'avez montré la voie qui m'attend quand je serai à nouveau seul. Ma famille reste désargentée, et cela va faire dix ans que les Nuvelle ont disparu, je n'ai aucune autre valeur que mes faits d'armes, qui sont inexistants. J'ai échoué à vous soutenir, et j'ai peur parfois, quand je vous regarde dans les yeux, de trouver dans votre regard ce qui sera plus tard le mien.

Est-ce que je m'adresse encore à Nina, en cet instant-même ? Je ne saurais même pas le dire : les idées dans ma tête, sont claires, mais mes mots sont confus, et je ne suis pas persuadé qu'il en comprenne le sens.
La fatigue me tombe dessus depuis le début de notre entrevue, elle brouille mes sens et pèse sur mon esprit. Pourquoi penser à Dame Esther maintenant ? Le mariage du Prince, heureux mais éphémère, je n'y aurai probablement jamais droit. Dois-je me réjouir d'éviter ce qui semble avoir brisé Nina, ou me lamenter de ne jamais connaître la courte félicité à laquelle il a eu droit ?

Et dans ces moments, c'est à Elle que je pense, celle par qui l'amour aurait pu arriver entre mes doigts, mais que je n'ai jamais su saisir.
Ma tête s'affaisse, tandis que je passe une main dans mes cheveux. Je me relève finalement, avec cette étonnante impression de flotter sur mes jambes. Je me tourne vers Nina, et retombe dans mes travers taquins, sans pour autant arriver à sourire.

-M'enfin, nous ne sommes pas si vieux. On retournera à Enbarr, on trouvera chacun une belle courtisane, et tout ira bien. Et au pire, on logera au palais de l'Impératrice, et on vivra notre meilleure vie de vieux garçon, avec des sous à ne plus savoir qu'en faire. C'est un plan qui me parle.

ll y a des jours où je me maudis d'être aussi désinvolte.
Je tourne finalement les talons et m'éloigne du feu, prenant la direction du campement des éclaireurs.

-... À demain, messire.

La main qui se pose sur mon épaule me fait sursauter et, par réflexe craintif, je m'en dégage immédiatement, pour faire face au Prince qui semble tout aussi confus que moi. J'écoute ses excuses, et même si je sais que Nina ne leur prête pas cette intention, je ne peux que les ressentir comme une lame glacée qui s'enfonce dans mon ventre, constat de mon échec à préserver celui à qui je dois tout. Je suis encore pour lui une source d'inquiétude, un trait d'angoisse qui se fiche dans son esprit déjà criblé de tracas.

Alors, que répondre ? Comment réagir quand l'échec même de ce que vous entreprenez socialement depuis quatre ans se trouve devant vous ? Je baisse les yeux et fixe la pointe de mes pieds, impuissant et misérable. Je n'ai même plus la force d'être remonté contre moi-même, j'ai perdu cette hargne depuis bien des jours, seule la fatigue m'accable.

Et même les mots de réconfort de Nina ne peuvent y changer quoi que ce soit. Ils n'ont pour seul effet que de me faire dresser la tête et d'embraser mes joues, qui restent néanmoins cachées à la faveur de la nuit. Je reste planté face au Prince, comme si je cherchais dans ses yeux une réponse qui pourrait nous tirer du gouffre dans lequel nous sombrons lentement.
Mais je ne trouve rien, alors je renonce. Je fais demi-tour et m'en retourne à ma tente, sans un mot.

Demain est un autre jour, paraît-il.